
(...) Et l'école de ma contrée sera mon premier refuge, mon premier exil. À l'école j'étais dans mon vrai chez moi, dans mon vrai pays. Et donc constamment concentré, car tout y était fait pour mon bonheur : les lettres - aussi bien l'alphabet arabe que l'alphabet latin -, les mots, les comptines, les chiffres, absolument tout était compatible avec mon univers mental, mon évasion mentale devrais-je dire. Quand je voyais un livre, ce n'était pas un livre avec des feuilles mais une histoire rocambolesque, un pays fantastique, une ville merveilleuse, et des gens aux mœurs radicalement étrangères aux nôtres. Et à peine j'ouvrais le livre que déjà tous ces peuples se mettaient à gigoter, à gesticuler, à faire la fête ou la guerre. Mais surtout à s'aimer, et s'aimer encore et toujours.
Mon école de ce temps-là c'était l'altérité absolue, et donc ce qu'il y avait de plus fantastique pour le petit garçon que j'étais.
C'était juste après l'indépendance, mais notre scolarité se faisait encore pour l'essentiel en langue française (la langue arabe était un peu comme une langue étrangère, d'autant que c'était très éloigné de l'arabe marocain).
Force est de l’avouer, l'école à la française fut une bénédiction pour moi : tout ce que j’y apprenais était totalement étranger à notre vie. Autant l’école était structurée pour nous apporter du savoir et du rêve, autant la société était déstructurée pour nous engluer dans l’obscurantisme. Et au fond, ça me convenait que l’école fût la négation même de notre vie sociale. Et ça me convenait d’avoir passé, grâce à l’école, une partie de ma scolarité dans des pensionnats, y compris en France, passant ainsi l’essentiel de ma jeunesse en retrait de la société et de son chaos.
L’école et en particulier le livre, ça a été pour moi une réalité qui s'enracinait en moi en lieu et place de la réalité des miens. Une incroyable ouverture à un univers insoupçonné d'émotions, que pouvait me procurer un simple poème ou une fiction. Le livre a sans doute été mon meilleur allié pour vivre dans l’exil mental. Très tôt ma vie avait été sauvée de la déchéance par les livres. Ou plutôt par les enseignants français qui m’en prêtaient. Aujourd’hui encore, le livre reste ma principale protection. Je m’y engouffre tel le lièvre dans son terrier chaque fois que la société se fait pressante, menaçante, et surtout intolérante. Autant dire tout le temps. Les livres ont comblé ma vie en m’évitant le face-à-face avec la société, et en lui substituant dans mes esprits et dans mon imaginaire des mondes insoupçonnés. Des mondes qui me feront vivre plusieurs vies, plusieurs vies de rêve.
Ma quête des livres était au-dessus de tout, et pour mon malheur je vivais dans une société d’incultes et d’analphabètes dont le livre était banni. Si bien que ma soif de lire allait peu à peu se transformer en obsession. Quand tel enseignant me prêtait un roman, je le dévorais plusieurs fois de suite, même sans comprendre. Je me l’appropriais tellement que je ne voulais plus le rendre. Et comme il me fallait tout de même m’y résoudre, j’en apprenais par cœur de longs passages. C’est ainsi que m’étaient restées longtemps en mémoire plusieurs pages de L’Aiguille creuse de Maurice Leblanc, il faut le faire.
De toute ma scolarité marocaine, jamais un établissement scolaire n’avait de livres. C’est dire le peu de préoccupation du personnel éducatif marocain à l’égard des hordes que nous représentions à leurs yeux. Un jour l’un d’eux avait lancé à la figure de mon père : « Si ton fils devient prince et le mien prince, qui gardera les ânes ? » (En parler maghrébin, ça rime joliment comme souvent riment les proverbes arabes).
Il est fort possible que ça n’ait pas changé depuis. C’est seulement quand je serai interne en France que je découvrirai ce qu’est une bibliothèque. Je ne ratais alors aucune occasion d’emprunter des livres, au-delà de ce qui était autorisé. Un jour la bibliothécaire m’avait demandé si je lisais tout ce que je prenais. J’avais répondu que non, mais que j’aimais bien en avoir en réserve. Elle avait dit d’une voix moqueuse : Mais mon petit, les livres ça se mange pas ! Je n’avais rien dit. Mais même à vouloir lui répondre, où aurais-je trouvé les mots pour lui expliquer que pour le petit garçon que je fus - qui savait mieux que quiconque ce que manger veut dire, c’est-à-dire ne pas manger -, ce petit garçon-là se serait volontiers défait de son bout de pain de la journée pour un livre. Pour une seule page de livre…
Tout cela pour dire que le livre était mon plus bel outil pour vivre dans l’exil, ma plus belle compagnie, ou comme dit le poète, le plus intime de mes amis et proches.
Comme la quasi-totalité des adultes de ma contrée, mes parents étaient analphabètes, aussi bien en français qu'en arabe. Et comme tous les adultes, ils étaient tout autant incultes en tous savoirs de l'humanité, à l'exception du minimum nécessaire pour les travaux des champs. Et encore : juste ce qui était hérité des plus lointains ancêtres.
Nous ne pouvions donc nullement compter sur eux pour nous aider dans nos devoirs. L'école était de fait un espace à part pour les enfants. Et dès le départ, j'étais brillant, et je le resterai tout le long de ma scolarité. Ce qui valorisera grandement ma place auprès des autres élèves.
L'école m'aura offert une incroyable autonomie vis-à-vis de tous, et l'autonomie m'aura offert la plus belle chose qui soit sur terre : une liberté de vivre et d'agir plus large encore.
Mais dans le domaine de la vie sociale, je ne disposais d'aucune autonomie, et donc d'aucun espace de liberté. Je restais astreint à subir le poids des rôles sociaux puisque le mien était inexistant.
Toute ma vie une conviction profonde s'enracinera en moi : les sociétés à rôles ne connaîtront jamais le progrès, du moins tant que l'autonomie et partant la liberté n'y auront pas fleuri d'un véritable fleurissement, et non de simulacres de liberté comme il en est souvent encore. Et sur cette question, un seul critère suffirait à en mesurer l'avancée : la place des femmes.
En tout cas en ce temps-là, mon autonomie et ma liberté passaient pour de l'arrogance à leurs yeux. Et alors les heurts n'en étaient que plus violents, et mes replis plus fréquents.
Très souvent je boudais. Aujourd'hui encore j'ai toujours la bouderie facile si j'ose dire. Et l'on sait combien les gens détestent ceux qui boudent. C'est un peu comme s'ils leur échappent en se réfugiant dans leur tête. Et c'est vrai : bouder c'est quitter le jeu des rôles sociaux, comme par exemple refuser d'entendre et de parler à son père, à sa mère, à son collègue, etc. Lorsqu'on se met dans un tel état, sur les plateaux de la balance, rien ne peut contrebalancer ce qui nous a vexés.
Bouder c'est autant une défense qu'une punition, car les boudeurs comme moi ne savent jamais comment en sortir. Et même quand les autres s'en viennent à notre secours, c'est toujours au bonheur la chance : un peu trop tôt et c'est raté, un peu trop tard et c'est encore raté.
Et en ces temps d'enfance, nous vivions dans une vallée interminable et peu peuplée. il m’était possible d’éviter les gens dès que je boudais. Je m’écartais des habitations dispersées et des chemins balisés pour ne rencontrer personne de toute une journée. Il me suffisait d’un bout de pain d’orge, et surtout d’un livre - avec ou sans pain -, pour me tenir à l’abri d’une vie collective aussi brutale qu’inculte.
Et même lorsque j’étais obligé d’être en groupe, le livre me venait constamment au secours. Dès que je ressentais la moindre stupide agressivité, je savais la limiter en récitant mentalement des pages apprises par cœur du roman que j’étais en train de lire. Ou seulement en essayant de deviner la suite de là où j’en étais.
Et peu à peu ce jeu faisait disparaître de ma tête la réalité des hommes, ou mieux encore je les faisais diluer dans mes histoires. Il y a des hommes que j’avais identifiés aux Thénardier, et à qui je n’avais pas dit le moindre bonjour tout le long de mon enfance rurale.
Et l’on n’imagine pas combien les hommes maintenaient les enfants dans l’asservissement. Et combien ça les offusquait de me voir échapper à leur autorité. Ma mère en avait si peur, elle vivait toujours dans la crainte du pire à venir. Et c’étaient les peurs de ma mère qui me faisaient terriblement peur. Auprès d’elle j’avais appris à avoir peur au-delà des limites. Et auprès d’elle j’avais appris tout autant à esquiver la peur. Notamment en me réfugiant dans une petite grotte dans ma tête. Cette grotte-là, qui est encore présente en moi, c’est celle de Haïna, la malheureuse fugitive d’un conte fantastique que ma mère me racontait. Une petite fille, Haïna, traquée par un horrible ogre. Elle avait beau se réfugier dans des cachettes impossibles, auprès de peuples plus étranges les uns que les autres, l’ogre la retrouvait encore et toujours. Et à chaque épisode, elle ne lui échappait que d’extrême justesse, au tout dernier moment. Ma mère allongeait à souhait les scènes du pire danger. J’en tremblais de tous mes membres. Et même des dents, ce qui lui était insupportable : elle se hâtait alors de mettre sa main sur ma bouche en précipitant l’issue de secours, toujours la même : un gentil djinn apparaissait subitement et tirait Haïna dans sa grotte. Une sorte de cabane à l’entrée aussi étroite que celle d’une fourmilière. Et alors l’ogre ne pouvait même plus la voir.
De ces affreuses courses-poursuites, ma tête a définitivement retenu que quel que soit le danger, il y aura toujours la petite cabane du bon djinn.
Et j'aurai à vérifier ce réflexe durant ma longue vie. À chaque fois que je me confronterai à une peur panique, la cabane ressurgira du fin fond de ma mémoire pour instantanément m'y aspirer. Et aussitôt la peur disparaîtra, sans que jamais je n'eusse eu à y penser, .
Et après chaque expérience, dès le retour à la normale je ressentirai un immense vide, un manque viscéral de ce que j'y ai vécu. Voyez : au centre il y a un foyer de feu avec des braises vives qui n'ont jamais besoin d'être entretenues. Et je suis un petit garçon qui joue aux osselets, sans jamais, sans jamais m'en lasser. Je joue avec des garçons et des filles de mon âge, celles et ceux de ma contrée natale. Mais ils me restent invisibles, j'entends seulement leurs voix et surtout leurs éclats de rire à chaque jet des osselets. Tout le temps que je suis dans ma cabane, mes esprits sont totalement absorbés par le jeu et par la joie du jeu. Dans une excitation absolue. Comblé comme jamais la vie ne m'a comblé. Tout au long de ma vie, cette cabane m'aura soulagé de mon trop de peine, de mon trop chagrin ou de colère.
Malheureusement je n'ai jamais réussi à y retourner en dehors des rares drames qui m'y avaient propulsé. Souvent la nostalgie me fait dire que c'est là-bas que j'irai quand je serai mort...
En vérité j'y retournerai très rarement durant ma longue vie. Bien sûr j'ai eu tant d'occasions d'avoir peur, mais aucune peur n'a jamais égalé mes peurs d'enfance. À part bien sûr la peur de la mort subite du nourrisson. J’avais eu à perdre mon premier bébé sans maladie ni rien, il était parti comme ça dans son sommeil. Par la suite, il m’avait fallu affronter des centaines de matinées, avec une insupportable angoisse au ventre, rien qu’en me rendant successivement dans la chambre où dormait chacun de mes trois enfants. Jusqu’à leurs deux ans, durée pendant laquelle le taux de récidive est élevé aux dires des spécialistes. Fichus spécialistes qui avaient eu à m’annoncer que l’enfer ce serait tous les matins…
(A suivre)
Éloge de l'exil (Testament / 3)
par Mustapha Kharmoudi, écrivain