
Par la suite j’avais eu à endurer un nouvel arrachement, un nouvel exil à Casablanca. Dans les mêmes conditions : une vie d’interne aussi rigide que rassurante et une vie scolaire très studieuse. Je vivais totalement reclus, les jours ressemblant aux jours et les nuits aux nuits, nul besoin de se souvenir.
À Casa, on avait eu un magique professeur d’arabe. Il était très jeune, et c’était l’unique enseignant de langue arabe que j’avais apprécié de toute ma scolarité. Il avait une voix tendre et aimante qui savait faire refluer notre allergie à la langue arabe - langue que les islamistes et les nationalistes confinaient dans une chimère originelle, comme on maintient une princesse prisonnière dans son château. Celui-là avait un discours internationaliste, radical, qu’il adoucissait avec des poèmes arabes engagés. Ses paroles nous vengeaient de tous ces riches qui aliénaient sciemment le peuple. Contrairement à nous autres jeunes trop excités, il nous parlait sans rage et sans colère. On aurait dit qu’il était sûr et certain que c’en serait bientôt fini du calvaire des miséreux et des miens. Sa voix était toujours égale, basse, presque suppliante. De ces voix qu’on conserve jalousement au fin fond de nous, pour nous avoir jadis bercés de quelques contes merveilleux. Ses paroles apaisaient mes colères et les transformaient en pensées. De ces pensées qui nomment des actes à venir, de vieux mondes à détruire et de nouveaux mondes à faire naître. Le plus beau des contes auquel on ne peut que croire toute sa vie. Et moi toujours j’y crois.
Et puis comme maints militants de l’époque, cet enseignant-là disparaîtra lui aussi en plein milieu d’année scolaire, sans adieu ni au revoir. Certainement à la suite de quelque délation dont les Marocains étaient passés maîtres incontestés, jusqu’au sein de leurs propres familles, et le mot sein ici n’est nullement approprié.
Nous l'avions eu si peu mais je n’étais déjà plus le même. Dorénavant à mes yeux, les pauvres n’étaient plus des pauvres mais des prolétaires. Le mot prolétaire enlève aux pauvres une bonne partie de ce que l’on méprise en eux, leur réalité vécue. Un prolétaire a vocation à toujours se révolter pour faire advenir une société plus juste. Plus juste pour tous, autant dire qu’il est potentiellement au sommet de la société, le sauveur du genre humain.
Cela m’ouvrira les voies à la pensée révolutionnaire. Et la pensée révolutionnaire allait s’emparer de mon imaginaire et bouleverser mon regard sur la société.
Il y a néanmoins un grand paradoxe : la pensée révolutionnaire m’éloignait de la réalité amère des pauvres, de leur servilité et de leur fatalisme. Comme elle m’éloignait de la réalité non moins amère des riches, de leur cynisme et de leur aveuglement. Le rêve de révolution totale s’activera chaque jour à me consoler de cette insupportable souffrance des humains, que des humains leur infligent méthodiquement, jour après jour, comme par quelque besoin vital d’assouvir une haine originelle.
Et alors mes rancunes d’enfance se dissipaient définitivement. Je n’avais plus de ressentiment à l’encontre des miséreux de ma vallée natale. Aux yeux du jeune révolutionnaire que je devenais, eux aussi en tant qu’opprimés, auront un jour ou l’autre l’occasion de se racheter en faisant éclore la révolte et la plus belle des révolutions, celle qui rendra les gens définitivement libres et libérés de tout archaïsme et de toute aliénation.
Je ne vivais plus que dans cette utopie-là. Et comme déjà ma vie d’interne et une scolarité soutenue me maintenaient à l’écart de la société, je renforçais ma capacité à m’en extraire davantage en me radicalisant dans la pensée révolutionnaire. Je me projetais sans cesse vers une autre réalité, une réalité virtuelle, souhaitée, rêvée, idéale.
Je me mettais à tout rejeter de la société marocaine, je dénigrais sans nuance toutes ces pratiques culturelles ancestrales qui maintenaient le petit peuple dans l’aliénation. Je déclamais à mes risques et périls que le dieu des hommes ne vaut pas grand-chose à en juger par le peu que vaut l’homme qu’il a façonné à son image. L’homme, pas la femme, car à leurs yeux d’hommes et de dieu, la femme n’est qu’une aberration qu’il faut sans cesse cantonner pour éviter les tentations et les péchés…
C’est de ce temps-là que toute affaire de religion devenait suspecte à mes yeux. Je rejetais avec le plus profond dégoût une société musulmane corrompue, désordonnée, brutale. Et où les gens, au lieu de se révolter, sombraient dans le puits sans fond de la fatalité. Et ne regardaient la réalité qu’à travers les diktats de leur dieu. Un dieu à leur image, aussi courroucé qu’un homme arabe face à une femme. Un dieu susceptible de changer à chaque seconde leur destin, au moindre caprice, à la moindre omission de ces inchallah qui se déclinent immuablement comme un droit à tous les manquements à venir, à l’irresponsabilité face à l’engagement pris. Ces incantations qui font office d’excuse préventive au défaut de la parole donnée.
Un jour j’avais dit à ma mère : Tu me bassines tout le temps avec allah par-ci allah par-là. C’est ton allah qui m’a fait naître dans la boue et la bouse, mais je m’en suis sorti tout seul. Sans lui et sans toi !
Et lorsque viendra le temps des grèves lycéennes, j’y plongerai corps et âme. C’était à notre tour d’exprimer notre rejet de la vie sociale et politique d’alors. La police avait beau nous réprimer, elle ne réussissait pas à briser notre volonté, notre résistance. Le roi faisait alors intervenir l’armée contre son propre peuple, contre sa propre jeunesse. À la réflexion, je pense qu’il devait se sentir vraiment aux abois. Je me souviens que la cour de notre lycée, les salles de classe et les dortoirs se transformaient en champs de bataille pour ces militaires bornés et sadiques, qui jouissaient de nous tabasser avec la plus brutale des brutalités. Je me souviens de nos morts et des dizaines de nos blessés après chacun de leurs assauts. Il faut dire qu’on leur avait enfoncé dans leurs crânes d’incultes que nous étions, à leurs yeux, les pires ennemis du roi, de la religion et de la patrie. Malgré tout, nos grèves persistaient et notre volonté se renforçait par - je devrais écrire grâce à - l’aveugle répression qu’ils déversaient sur nous.
Je saurai définitivement qu’il n’y a rien de mieux qu’une révolte pour vaincre ses propres peurs, surtout ses peurs d’enfance : là, pendant les grèves, l’ogre en personne nous massacrait tous les jours, mais nous lui tenions tête tous les jours, tous les jours. Il faut dire que dans les moments de révolte, on a moins peur parce qu’on a le sentiment diffus que l’ennemi est sûrement en train perdre face à nous. Et que sa violence – folle et furieuse - n’est que vains soubresauts d’une bête blessée à mort sur le point de rendre l’âme…
Je n’échapperai que de peu à une arrestation qui aurait pu m’envoyer, comme bon nombre de mes camarades, dans les geôles sordides d’un roi en pleine panique : enlèvements, torture, assassinats, procès factices…
Mes quelques années casablancaises comptent parmi les plus belles de ma vie. Mais mes souvenirs dans cette ville ne sont peuplés que de vie d’internat, de belles grèves insolentes, et de livres. Me restent aussi les films que je voyais dans des cinémas de quartier. Et les beaux parcs toujours fleuris où je lisais, la peur au ventre, des livres interdits.
Du reste de Casa : les vieux quartiers, les grandes places, les belles et larges avenues commerçantes, les boulevards de front de mer, les plages… Rien. Ou si peu.
En ce temps-là, je retournais dans ma petite ville pendant les vacances scolaires. Et à chaque fois le retour à la réalité des miens provoquait en moi un véritable choc, une chute brutale. Autant dans les lycées j’avais acquis une belle notoriété auprès de mes camarades et du milieu enseignant, autant chez moi ni mon niveau scolaire ni mes brillants résultats n’amélioraient ma piètre condition. Aux yeux des gens de ma petite ville, j’étais définitivement assigné à ma condition de fils de pauvre. Leur mépris me tenait souvent loin de leur petit milieu intellectuel qui se réduisait en un petit groupe de petits fonctionnaires. Longtemps j’en avais pâti, mais en fin de compte cette discrimination m’aidera plus que tout à me détacher définitivement de ma petite ville. Je ne me sentirai plus jamais des leurs.
À l’époque, il n’y avait ni cinéma, ni bibliothèque, ni théâtre, ni salle de musique. Rien, à l’exception des mosquées où aucun art ni aucune pensée ne pouvaient y germer. Si bien qu’il nous fallait, à quelques jeunes lycéens et moi, être hautement inventifs pour tenir tête au mortel ennui des interminables mois d’été.
Je garde le souvenir de ces moments culturels sauvages, où l’on déclamait de la poésie. Et où l’on improvisait du théâtre sur la grande place, sans prêter la moindre attention aux badauds, à l’exception des filles de notre âge. Pour le reste, c’est le noir total. Il m’arrive de temps en temps de ressentir une petite pression nostalgique, mais au fond de moi j’éprouve un secret contentement que cette époque-là échappe aujourd’hui à ma mémoire, et sans doute me resterait à jamais voilée.
Je ne me souviens plus de ce qui se passait dans la vie réelle à part quelques événements exceptionnels. Telle cette soirée mémorable : un concert d’Oum Kalthoum, la diva égyptienne. Un jour de la fin des années soixante, cette déesse était venue donner un concert à Rabat. Lequel avait été retransmis à la télé nationale. Ce soir-là, je traînais mes guêtres dans des rues aussi pauvres que moi quand un camarade de lycée m’en avait parlé. Comme tous les Arabes, nous étions fous de ses chansons et de sa voix. On s’était rués vers l’unique bistrot avec télé noir et blanc. C’était de la folie, elle avait chanté jusque très tard dans la soirée, à nous rendre tous – également - fous. Et le lendemain, chose unique de ma vie marocaine, aucun élève n’avait été puni pour être arrivé en retard. J’apprendrai dans les jours suivants que tout le Maroc avait été en retard ce jour-là et que personne n’avait eu la moindre remontrance.
Voilà la seule réalité qui m’avait marqué : une nuit féerique suivie d’une désorganisation totale de la société. De la vie ordinaire, de la vie sociale, que des bribes. Et je me réjouis qu’il ne m’en reste rien. Il me plaît de seulement me souvenir de la fille que j’aimais. Ou plutôt de me souvenir que j’aimais cette fille-là. Mieux encore, ne me souvenir que des moments intenses où je déclamais en public mes poèmes d’amour. À l’époque - comme de nos jours - un simple poème pouvait accaparer mon attention pendant plusieurs jours, me privant totalement de jeu et de vie. Je restais là, à ne savoir que faire de moi, mon corps long et chétif recroquevillé sur lui-même. C’est en ce temps-là que j’avais compris cette chose essentielle : la poésie est universelle parce qu’elle est le contraire de la vie. Être poète, ce n’est pas écrire des rimes ou de la prose poétique. Être poète, c’est d’abord être - sans discontinuité - en amour total et en disposition de transe, car la transe est la porte qui mène vers le pays éternel des rêves. Pour éveiller le poète en nous et advenir au monde de la poésie, il faut savoir s’arracher à la vie et aux rigueurs de la vie.
À l’époque, quand un poème tardait trop à prendre les habits de la parole humaine, je quittais la ville et partais seul à travers champs, avec l’étrange impression de l’y sûrement trouver. Mais au fond : n’est-ce pas que seule la nature sait nous ouvrir les portes de l’authentique et de l’universel.
À l’air libre, je me réjouissais car je pouvais déclamer mon amour à haute voix. Je laissais libre cours aux mots, aux rimes et aux métaphores, et tout ce petit peuple imaginaire se lançait dans un tel chahut, on aurait dit une cour d’école à l’heure de la récréation. Tout m’entendait, tout m’enchantait : le bruissement des ruisseaux, la danse des hautes branches des Eucalyptus, le vent chaud d’Est, le vent glacé du Nord, la vallée verdoyante au printemps, les arbres désolés de l’hiver. À l’exception des humains, tous les êtres de la nature ressentaient ces choses-là qui me réjouissaient ou me peinaient.
Ces longues balades me sont restées comme autant de moments de grâce, de pur bonheur. Ils résonnent encore dans ma tête, tels des échos de chants mélodieux.
Certainement je devine çà et là que je devais me réjouir avec mes amis lors de longues soirées dans l’unique bistrot avec télé. Ou sur la place publique. Je devais prendre plaisir à nos nombreuses déambulations nocturnes à cause de la chaleur caniculaire du jour, à travers des rues grouillantes de monde et de cris malgré l’heure tardive. Mais en vérité je me sens incapable de distinguer avec quelque netteté telle journée, tel événement ou telle rue. Ni même telle année.
Tout bien pesé, je suis reconnaissant à mon cerveau d’avoir fait un incroyable travail, en sourdine, pour me délester de la plus grande partie de mon long passé. Et de n’en avoir gardé que l’essentiel : avoir aimé cette fille-là avec la plus pure des passions.
A suivre
Éloge de l'exil (Testament / 6)
par Mustapha Kharmoudi, écrivain