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Le film Secret d’État (Kill the messenger [1]), qui décrit la campagne de diffamation conduite par les médias dominants contre le travail du journaliste d’investigation Gary Webb, est plus représentatif de l’état du journalisme américain, que le film Les hommes du président (All the presidents men [2]), qui célèbre les exploits des journalistes ayant mis à jour le scandale du Watergate.

Les médias de masse soutiennent aveuglement l’idéologie du capitalisme corporatiste. Le mythe de la démocratie américaine y est acclamé et promu (alors même que nous sommes dépouillés de nos libertés civiles et que l’argent remplace nos votes). Ces médias présentent leurs respects aux dirigeants de Wall Street et Washington, quelle que soit la perfidie de leurs crimes. Ils vénèrent servilement les appareils policiers et militaires, au nom du patriotisme. Ils sélectionnent spécialistes et experts, presque toujours originaires des centres de pouvoir, pour interpréter la réalité et expliquer les politiques menées. Ils se reposent généralement sur les conférences de presses menées par les grandes corporations, pour écrire leurs articles. Et ils comblent les vides avec des ragots sur les célébrités, des comparaisons de modes de vies, des résumés sportifs et tout l’accessoire possible. Le rôle des médias de masse est de distraire ou d’ânonner la propagande officielle. Les corporations, qui possèdent la presse, engagent des journalistes prêts à se comporter en courtisans des élites, en retour elles les traitent comme des célébrités. Ces courtisans journalistes, qui en arrivent à gagner des millions de dollars, peuvent pénétrer les cercles intérieurs du pouvoir. Ce sont, comme l’écrit John Ralston Saul [3], des hédonistes du pouvoir.

Lorsque Webb, dans une série d’articles publiés en 1996 dans le San Jose Mercury News, a révélé l’implication de la CIA dans le passage en contrebande de tonnes de cocaïne vers les USA, dans le but de financer les rebelles Contra qu’elle soutenait au Nicaragua [4], la presse l’a traité comme un pestiféré. Et, à travers les générations, on peut faire une longue liste de tels journalistes pestiférés, depuis Ida B. Wells à I.F. Stone et Julian Assange.

Les attaques contre Webb ont été renouvelées depuis la sortie du film le mois dernier, et ce dans des publications telles que le Washington Post. Ces attaques sont un acte d’autojustification. Il s’agit d’une tentative des médias de masse de masquer leur collaboration avec les élites au pouvoir. Les médias de masse, comme l’ensemble de l’establishment libéral, cherchent à se draper dans une attitude de poursuite implacable de vérité et de justice. Mais pour maintenir ce mythe, il leur faut détruire la crédibilité de journalistes comme Webb et Assange, qui lèvent le voile sur les processus internes sinistres et meurtriers de l’empire, se préoccupant plus de vérité que de scoops.

Les organes de presse majeurs du pays (parmi lesquels mon ancien employeur, le New York Times, qui a écrit que les preuves présentées par Webb étaient insuffisantes) fonctionnent comme des chiens de gardes de la CIA. Peu après que les articles de 1996 soient apparus, le Washington Post a dédié presque deux pages complètes à attaquer les affirmations de Webb. Le Los Angeles Times a publié trois articles différents, attaquant à la fois Webb et ce qu’il rapportait. Il s’agit d’un chapitre minable, infect et déshonorant du journalisme américain. Mais il ne s’agit aucunement d’une exception. Alexander Cockburn et Jeffrey St. Clair ont détaillé dans leur article de 2004 Comment la presse et la CIA ont détruit la carrière de Gary Webb (How the Press and the CIA Killed Gary Webb’s Career) [5], la dynamique de cette campagne de diffamation à l’échelle nationale.

Le journal de Webb, après avoir publié un mea culpa à propos de la série d’articles, l’a jeté dehors. Il fut désormais incapable de travailler à nouveau en tant que journaliste d’investigation et, craignant de perdre sa maison, il en vint à se suicider en 2004. Nous savons, en partie à cause d’une enquête du Sénat menée par John Kerry, qui était alors sénateur, que Webb avait raison. Mais la vérité n’a jamais été l’objectif de ceux qui s’opposent aux journalistes. Webb a présenté la CIA comme une bande de trafiquants de drogues à la gâchette facile. Il a montré la véritable forme des médias de masse, celle de lâches servants du pouvoir, eux qui dépendent des sources officielles pour la plupart de leurs articles et sont donc otages de ces sources. Il a franchi la ligne interdite. Et il en a payé le prix.

Si la CIA approvisionne les quartiers pauvres avec des centaines de millions de dollars de drogues, pour financer une guerre illégale au Nicaragua, qu’est-ce que cela implique pour la légitimité d’une telle organisation ? Qu’est-ce que cela implique pour la prétendue guerre contre la drogue ? Qu’est-ce que cela nous dit de l’indifférence et du mépris montrés par le gouvernement envers les populations pauvres, en particulier les pauvres de couleur, alors que la crise de la drogue battait son plein ? Qu’est ce que cela nous dite des opérations militaires illégales menées sans surveillance du public ?

Ce sont ces questions que les élites au pouvoir, et leurs courtisans dans la presse, étaient déterminés à faire taire.

Les médias de masse sont affligés des mêmes travers que les académies, les syndicats, les partis démocratiques et les institutions religieuses, à savoir, la médiocrité, le corporatisme et le carriérisme. Ils s’accrochent à leur impartialité et leur objectivité, ces slogans intéressés qui justifient leur soumission au pouvoir. Contrairement aux milieux académiques, qui utilisent leurs propres jargons obscurs, comme des théologiens médiévaux, la presse écrit et parle pour être entendue et comprise du public. Et c’est pour cette raison que la presse est plus puissante, et mieux contrôlée par l’État. Elle joue un rôle essentiel dans la dissémination de la propagande officielle. Mais, pour diffuser cette propagande officielle de façon efficace, la presse doit maintenir l’illusion de sa propre indépendance et de son intégrité. Elle se doit de cacher ses intentions.

Comme l’a montré C. Wright Mills [6], les médias de masse sont des outils essentiels pour la conformité. Ils confèrent à leurs lecteurs et leurs spectateurs l’impression d’être eux-mêmes. Ils disent à ces lecteurs et spectateurs qui ils sont. Ils leur disent quelles devraient être leurs aspirations. Ils leur promettent de les aider à accomplir ces aspirations. Ils présentent une grande variété de techniques, de conseils, d’astuces, qui promettent le succès, tant personnel que professionnel. Wright a écrit que les médias de masse existent d’abord pour aider les citoyens à se sentir heureux, à sentir qu’ils ont atteints leurs aspirations profondes, même si ce n’est pas le cas. Ils usent des images et des éléments de langage pour manipuler et former les opinions, et non pour engendrer des débats et des conversations démocratiques honnêtes, non pour ouvrir l’espace publique aux actions politiques libres et aux délibérations publiques. Les médias de masses nous transforment en spectateurs passifs du pouvoir et décident pour nous ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Nous ne découvrons pas la vérité, elle est décrétée par les organes de communication de masse.

« Le divorce entre la vérité d’un coté, le discours et l’action de l’autre, l’instrumentalisation de la communication, n’ont pas seulement augmenté l’efficacité de la propagande, mais ont endommagé la notion de vérité elle-même, et par là-même ont détruit notre sens du rapport au monde », écrit James W. Carey dans son ouvrage La communication comme culture (Communication as Culture [7]).

La première fonction des médias de masse est de combler le vaste fossé entre nos identités réelles et nos identités idéalisées, qui, avec notre culture matérialiste, tournent autour de l’acquisition d’un statut, d’argent, de gloire, de pouvoir, ou au moins l’illusion de ceux-ci. Et se conformer à ces identités idéalisées, qui sont largement promues par la publicité et la culture d’entreprise, peut être extrêmement profitable. Nous ne recevons pas ce dont nous avons besoin, mais ce que nous désirons. Les médias de masse nous permettent de nous évader dans un monde séduisant de divertissements et de spectacles. On ne trouve pas plus de 15 % de l’espace réservé aux véritables nouvelles dans l’ensemble des journaux papiers. Le reste est consacré à une quête futile de développement personnel. Et le ratio est encore plus défavorable sur les stations radios.

« C’est probablement la formule psychologique de base des médias de masse aujourd’hui. Mais cette formule n’a pas pour objectif le développement humain. C’est la formule d’un monde fictif que les médias inventent et maintiennent », écrit Mills.

Au cœur de ce monde fictif, réside le mythe de l’efficacité et de la vertu de nos institutions nationales, notamment de nos gouvernements, de nos armées, de nos secteurs financiers, le mythe suivant lequel leurs intentions sont bonnes et nous pouvons leur faire confiance. Ces institutions peuvent donc être critiquées pour leurs excès ou leurs abus, mais elles ne peuvent être accusées d’hostilité à la démocratie ou au bien commun. Elles ne peuvent être présentées comme des entreprises criminelles, pas si vous voulez faire entendre votre voix dans les médias dominants.

Ceux qui travaillent pour les médias de masse, ce que j’ai fait pendant deux décennies, sont profondément conscients de leur collaboration avec le pouvoir, et de la manipulation du public par les élites. Cela ne veut pas dire que le journalisme vertueux n’existe pas, ou que la prévalence des entreprises sur les académies empêche constamment les travaux de qualité, mais les pressions internes, cachées à la vue du publique, rendent le journalisme intègre et les travaux scientifiques libérés de toutes pressions extrêmement difficiles. Ce genre de comportement est généralement destructeur pour une carrière, en particulier si la personne s’entête. Des chercheurs comme Normann Finkelstein et des journalistes comme Webb ou Assange, qui refusent les paramètres définis pour le débat, et qui questionne les constructions mythiques engendrées par le pouvoir, qui s’interrogent sur les buts et la vertu des institutions établies et qui mettent le doigt sur les crimes des empires sont toujours des parias.

La presse n’attaquera un groupe faisant partie des élites au pouvoir qu’en cas de guerre entre deux factions parmi ces cercles du pouvoir. Bien qu’il ait utilisé des méthodes illégales et clandestines pour harceler et mater la presse antisystème, ainsi que pour persécuter des activistes pacifistes et des dissidents noirs radicaux, ce n’est que lorsque Richard Nixon s’est attaqué au parti démocrate, qu’il est devenu une cible valable pour les médias de masse. Son erreur n’a pas été d’abuser de son pouvoir. Il avait déjà abusé de ce pouvoir depuis longtemps, mais contre des gens et des groupes qui n’avaient aucune importance aux yeux des élites. L’erreur de Nixon a été d’abuser de son pouvoir contre une faction des élites elles-mêmes.

Le scandale du Watergate, qui a été érigé en symbole d’une presse indépendante et sans peur, est une illustration des limites des médias de masse, lorsqu’on en vient aux enquêtes sur les centres de pouvoir.

« L’Histoire a été assez bonne pour arranger devant nos yeux une ‘expérimentation contrôlée’ nous permettant de déterminer ce qui était en jeu au moment du scandale du Watergate, lorsque la position de confrontation adoptée par les médias a atteint son apogée. La réponse est claire et précise : sans surprise, les groupes puissants sont capables de se défendre eux-mêmes, et, suivant la logique des médias, c’est un scandale de menacer leur position ou leurs droits », écrivent Edward S. Herman et Noam Chomsky dans leur livre La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie (Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media [8]). « Au contraire, tant que les manœuvres illégales et les violations des principes démocratiques sont dirigées contre des groupes marginaux ou contre les victimes des opérations militaires des USA, ou tant que ces actions résultent en un coût diffus imposé à l’ensemble de la population, l’opposition des médias est à la fois muette et absente. C’est la raison pour laquelle Nixon a pu aller si loin, habitué à ressentir une sécurité factice, car les chiens de gardes n’ont commencé à aboyer que lorsqu’il s’est mis à menacer les privilégiés ».

Les anathèmes vertueux des abolitionnistes et des avocats pour les droits civiques, les journalistes d’investigation, qui ont tant fait rager Standard Oil et les propriétaires des entrepôts de Chicago, les productions théâtrales radicales, comme The Cradle Will Rock [9], qui mettaient à bas les mythes amassés par la classe dirigeante et ont donné une voix aux gens ordinaires, les syndicats qui ont permis aux africains-américains, aux immigrants, aux travailleurs et travailleuses de retrouver dignité et espoir, les grandes universités publiques qui offraient aux enfants d’immigrants une chance d’accès à une éducation de premier ordre, les démocrates du New Deal qui avaient compris qu’une démocratie doit donner à ses citoyens un mode de vie acceptable et empêcher que l’État ne soit confisqué par les intérêts privés pour être fonctionnel, tous ne font plus partie du paysage américain. Ce fut le malheur de Webb de vivre durant une ère, où la liberté de la presse est un cliché aussi vide de sens que celui de la démocratie.

The Cradle Will Rock, comme la plupart des œuvres réputées qui ont été produites par le Projet pour un théâtre fédéral (Federal Theatre Project [10]), s’intéressait aux aspirations de la classe ouvrière, plutôt qu’à celles des élites au pouvoir. Et elle attaquait l’absurdité des guerres, la cupidité, la corruption et la complicité des institutions libérales, en particulier la presse, avec son soutien des élites au pouvoir et son ignorance des abus du capitalisme. Dans la pièce, monsieur Mister dirige la ville comme une corporation privée.

« Je suis convaincu que les journaux sont de formidables façonneurs des esprits », annonce monsieur Mister. « En vérité, mon industrie sidérurgique ne dépend que d’eux ».

« Vous n’avez qu’à nous dire quelles sont les nouvelles », répond l’éditeur Daily. « Et nous mettrons toutes ces nouvelles en presse, de la côte est à la côte ouest, et du nord au sud ».

Et tous deux de se mettre à chanter :

« Ho, la presse, la presse, la liberté de la presse.
Ils ne prendront jamais la liberté de la presse.
Nous devons être libres de répandre notre sagesse,
Avec un tra-la-la-li et un tra-la-la-lo,
Pour quiconque nous paie avec largesse ».

« J’apprécierais une série d’articles sur le jeune Larry Forman », suggère monsieur Mister à l’éditeur Daily, « qui va et vient, organisant grèves et syndicats ».

« Oui, nous le connaissons », répond l’éditeur Daily. ‘’En fait, nous avons de nombreux retours positifs. Il semble particulièrement populaire auprès des ouvriers.’’

« Découvrez avec qui il boit, avec qui il parle, avec qui il dort. Et explorez son passé jusqu’à ce que vous trouviez un levier qui ait prise sur lui »

« Mais cette homme est plein d’ardeur, on croirait un bâton de dynamite, il faudrait une armée pour le mettre à bas », geint l’éditeur Daily.

« Hé bien, nous trouverons un moyen de le faire taire », conclut monsieur Mister.

Et les deux de chanter :

« Oh, la presse, la presse, la liberté de la presse. Vous n’avez qu’à suggérer ce qu’il faut imprimer, et si ce fait semble suspect, nous l’imprimerons jusqu’à ce qu’il devienne vrai. Avec un tra-la-la-li et un tra-la-la-lo, Pour quiconque nous paie avec largesse ».

Traduit par Etienne pour vineyardsaker.fr
Source : The Myth of the Free Press (truthdig.com, anglais, 26-10-2014)

Notes
[1] Le film Kill The Messenger, de Michael Cuesta, sort en France le 26 novembre 2014 sous le nom Secret d’État (IMDB, anglais)
[2] Le film All the President’s Men, d’Alan J. Pakula, grand rôle de Robert Redford et Dustin Hoffman, est sorti n 1976 (imdb, anglais)
[3] La biographie de John Ralston Saul (johnralstonsaul.com, français)
[4] L’implication de la CIA dans le passage en contrebande de tonnes de cocaïne vers les USA (San Jose Mercury News, anglais, août et septembre 1996)
[5] How the Press and the CIA Killed Gary Webb’s Career (counterpunch, anglais, 17-19-2014)
[7] Communication As Culture, 1989 (Wikipedia, anglais)
[8] La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, par Noam Chomsky et Edwad Herman (amazon, français)
[9] The Cradle Will Rock est un spectable musical de 1937 de Marc Blitzstein. Au depart, il a fait partie duFederal Theatre Project, a été réalisé par Orson Welles, et produit par John Houseman. (Wikipédia, anglais)
[10] Le Federal Theatre Project a été lancé en août 1935, durant la Grande dépression, dans le cadre du New Deal, en vue de financer l’activité théâtrale et d’autre performances artistiques en public. (Wikipédia, anglais)









 
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