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De plus en plus lassées par leur quotidien, ces « têtes » sont un certain nombre désormais, à choisir une reconversion professionnelle. Quitte à redescendre dans l'échelle sociale et à perdre en confort de vie.

Ils ont fait HEC, Sciences Po et autres Essec. Ils ont travaillé pour une multinationale ou une entreprise du CAC 40. Et pourtant, ils ont tout quitté pour redonner du sens à leur quotidien. Adieu salaire confortable et poste stable, bonjour épanouissement professionnel, relationnel et actes concrets. Zoom sur le phénomène grandissant des cadres qui désertent les open space pour se reconvertir dans un domaine radicalement différent.

Un facteur ex-chargé de communication, un boulanger qui a fui une tour de La Défense ou une décoratrice d'intérieur qui a abandonné le télémarketing. De plus en plus de personnes issues de postes CSP++ quittent un travail qu'ils jugent « vide de sens » pour se tourner vers une profession plus manuelle et « concrète ».

Le phénomène a été largement médiatisé et étudié ces dernières années, notamment par David Graeber, initiateur de la formule « bullshit jobs » (que l'on peut traduire par « boulots à la con ») ou plus récemment en France, dans l'ouvrage de Jean-Laurent Cassely, La révolte des premiers de la classe [1]. Pour résumer, des personnes diplômées, très souvent cadres, jugent leur profession inutile et bien trop abstraite. Il s'agit souvent des métiers du marketing, des « fonctions supports », du télécommerce, le consulting... La faute à une industrialisation des processus et des tâches intellectuelles, créatrice de grandes frustrations. Depuis le stress permanent, cause de burn-out, jusqu'à l'ennui profond (bore-out), les symptômes du mal-être sont nombreux et diffèrent selon les personnes.

Désir de rupture
Ainsi, de plus en plus lassées par leur quotidien, ces « têtes » sont un certain nombre désormais à choisir une reconversion professionnelle. Quitte à redescendre dans l'échelle sociale et à perdre en confort de vie. Philippe Caumont a fui le marketing pour ouvrir sa startup spécialisée dans les produits alimentaires. Il explique :
« Le bien-être au travail est plus important que la sécurité du poste (...) La question revient souvent sur le tapis : est-ce que vraiment ça valait le coup ? Est-ce que l'on est prêt à sacrifier ses avantages ? »
Pour le jeune homme de 33 ans, lorsqu'il compare son épanouissement actuel à celui du passé, la réponse ne fait aucun doute : c'est oui.

Alors, s'agit-il de comportements marginaux ou bien est-ce une vraie tendance de fond ? Rémy Oudghiri, sociologue et directeur général adjoint de Sociovision, apporte des précisions sur l'étendue du phénomène :
« En 2016, 42% des Français ont affirmé vouloir changer de vie. C'est 10 points de plus qu'il y a une dizaine d'années. Si cela reste du déclaratif, ce désir de rupture n'a jamais été aussi important. Et pour les 25-34 ans, la volonté est encore plus forte, puisqu'ils sont 53% à le souhaiter. »
Système à bout de souffle et démobilisation
Beaucoup choisissent ainsi de passer le cap. Et les reconversions professionnelles, pour le moins radicales, ont le vent en poupe. En 2014, 74% [2] des actifs envisageaient de changer de vie quand 60% avouaient avoir déjà connu un changement d'orientation professionnelle. En 2017, une étude [3] révèle que 85% des sondés sont favorables à la reconversion professionnelle.

Pour expliquer l'ampleur du phénomène, il faut relever les changements profonds du monde du travail et de la société. Ce qu'ont en commun ces reconvertis ? « Nous sommes dans une société de l'hyperchoix. Si un chemin ne convient pas, on peut en changer », analyse Rémy Oudghiri. Pour le sociologue, l'une des caractéristiques de la génération Y, principale touchée par le phénomène selon beaucoup d'observateurs, est « qu'ils réfléchissent 'en mode projet' ». Il détaille :
« Il y a une vraie rupture par rapport aux générations précédentes, clairement habitées par l'idée de carrière. C'était notamment le cas des baby boomers. La génération X a eu plus de mal, a connu le chômage, s'est sacrifiée, en quelque sorte, alors que la génération Y n'est pas prête à le faire. Il faut qu'un projet plaise. Ces jeunes refusent d'entrer dans un moule. Ils se démobilisent ou changent de voie et vivent au jour le jour. »
Pour Rémy Oudghiri, c'est là la preuve que, pour les cadres concernés, le système est à bout de souffle. « Avant, progrès social et technique allaient de pair alors qu'aujourd'hui, cela n'est plus vrai. » Pour autant, « les démarches sont individualistes, énonce Rémy Oudghiri. Il ne s'agit pas tant de s'opposer à un système capitaliste ».

Sociologue et codirecteur du master management interculturel à l'Université Paris-Dauphine, Philippe Pierre voit le phénomène de manière plus large. Selon lui, la crise des open space n'est pas tant propre à la génération Y si ce n'est au milieu social. « Il faut de l'argent pour se reconvertir tout de même. Je pense que l'usage idéologique de la génération Y est plus complexe. (...) c'est trop facile de ne résumer le rapport qu'à ça. »

Le nouveau modèle de « l'archipel »
Pour lui, plusieurs modèles cohabitent dans le monde du travail. Ainsi, à côté d'une hiérarchie pyramidale traditionnelle, un nouveau modèle émerge, celui de « l'archipel », explique le chercheur :
« On passe d'île en île. Les personnes n'ont pas un statut unique mais travaillent par intermittence. »
Pour Philippe Pierre, cela résulte de plusieurs facteurs : le développement du travail à la demande (télétravail, travail à distance, nouvelles technologies de l'information et de la communication), la réorganisation familiale (explosion du modèle traditionnel, etc.), la multiplication des offres de formation tout au long de la vie, la démocratisation des voyages à l'étranger, et donc une ouverture sur le monde plus forte...

Un phénomène bien parti pour durer ?
Pour autant, plusieurs vagues de reconversions professionnelles ont déjà eu lieu, détaille Jean-Laurent Cassely dans son ouvrage : phénomène des librairies premium [4], syndrome de la chambre d'hôte [5]... Mais en quoi cette vague-ci diffère-t-elle des précédentes ? Est-ce une mode ou un phénomène plus ancré ? Pour l'auteur de La révolte des premiers de la classe, cette « rupture », une fois observée dans le détail, est moins « rupturiste » que les précédentes.

« L'aspiration à se réaliser dans l'entrepreneuriat est passée par là : plutôt qu'une rupture radicale, cette révolte permet de réformer certains aspects de la société de consommation de plus en plus largement rejetés par les consommateurs comme par les travailleurs. De ce point de vue, cette révolte est aussi une réinvention et un renouvellement de l'économie de marché qui 'se met à jour' en intégrant de nouvelles aspirations : une exigence d'épanouissement et d'expression personnelle pour le travailleur, dont le produit est une extension de sa personnalité, qui rencontre une demande de sens du côté des consommateurs (écologie, authenticité, etc.). »

Pour le journaliste, le phénomène est bien parti pour durer « dans la mesure où les causes de cette désaffection vis-à-vis des métiers de cadre sont profondes ». Il ajoute :
« La numérisation en cours de l'économie, même si elle promet (quelques) créations d'emplois bien rémunérés, va accélérer chez les travailleurs d'open space la crainte - justifiée ou exagérée - d'être remplacés par les algorithmes ou a minima de voir leurs conditions de travail se dégrader sous l'effet des outils de gestion et de surveillance en ligne. Cette révolution numérique va amplifier et généraliser dans le même temps l'impression chez beaucoup de travailler dans le vide et d'être déconnecté de l'aspect concret du travail. (...) On peut enfin évoquer la possibilité que la médiatisation du phénomène et l'aura dont jouit le néo-artisan amplifient le phénomène en faisant sauter certaines réserves de la part de ceux qui hésitent. »
« Il faut arrêter de faire l'apologie de la reconversion »
Et, en effet, racontées dans des médias, ces « reconversions atypiques » sont à la mode. A côté, un marché se saisit du phénomène et surfe sur la tendance pour proposer des services. Des coachs offrent désormais des accompagnements et des associations organisent des suivis. C'est le cas de l'association So Many Ways, qui vient en aide aux personnes qui souhaitent changer de travail.

Et là encore, quel est le public concerné ? « Des profils urbains, parisiens, diplômés d'au moins un bac +3 et qualifiés. Ils ont travaillé, 3-4 ans et se remettent en question autour de leur 30 ans », explique Anaïs Georgelin. « Ils en ont assez de 'produire de la slide' sans trouver de sens. D'autant que nous sommes dans une société où les champs des possibles sont plus vastes. » La jeune femme cofondatice de l'association, a elle-même connu ce sentiment de déception face à la vie professionnelle quand elle est arrivée sur le monde du travail.

Jordane Zanguereh, coach, est aussi un reconverti professionnel. Il propose des forfaits pour accompagner le changement professionnel. Il a déjà accueilli une soixantaine de personnes, qui ont entre 25 et 35 ans, beaucoup en burn-out, d'autres en bore-out. « Des jeunes parents aussi, car le premier enfant est souvent déclencheur d'un nouveau départ. » Il salue volontiers la prise de conscience grandissante de cette « nécessité de l'épanouissement ». Et ajoute : « Il y a quelques années, la reconversion était un gros mot. Aujourd'hui, on est beaucoup plus encouragé. » Trop peut-être ? Si Anaïs Georgelin a accompagné avec son association plus de 1.000 personnes, elle, préfère en effet tempérer :
« Ces transitions professionnelles demandent de se poser les bonnes questions. L'herbe n'est pas toujours plus verte ailleurs. Il y a des difficultés très présentes dans les métiers artisanaux aussi. Parfois, ils sont fantasmés, mais la réalité est bien loin de l'idée qu'on en a. »
Et de conclure : « Il faut arrêter cette apologie de la reconversion. Il y a aussi beaucoup d'échecs et pour y faire face, il faut être équipé. »
Un problème d'orientation ?« CAP is the new HEC », titille Jean-Laurent Cassely dans son ouvrage. Mais si ces cadres désertent leur poste pour des professions plus artisanales ou plus concrètes après avoir passé, souvent par une formation supplémentaire, n'est-ce pas lié à un mauvais choix dans leur parcours scolaire ?
Pour Jordane Zanguereh, coach accompagnateur dans les reconversions, c'est sans aucun doute le cas. « Il y a un gros soucis dans l'orientation professionnelle. Souvent, ce sont les parents qui nous influencent. Ou les professeurs. » Lui-même a occupé un poste de fonction support dans lequel il ne se reconnaissait pas avant de se lancer dans l'aventure du coaching. « Dans mon cas, les profs ou mes parents ont été élevés par des personnes hantées par le spectre de l'après-guerre. Pour eux, le besoin de sécurité était très important. Il fallait faire de longues études pour avoir un bon travail. Or, beaucoup de personnes, après de longues études, ne se sentent pas à leur place. On a le sentiment de se faire arnaquer par le système scolaire et on idéalise les métiers. Une fois dedans, on se rend compte que les valeurs sont différentes aux nôtres. »Pour Anaïs Georgelin, de So Many Ways aussi, il y a un souci dans l'orientation scolaire : « Tout le monde passe par la voie générale et on n'apprend pas les nouveaux contextes de travail », d'où la chute spectaculaire entre le réel et le fantasme. La jeune femme prône la multiplication des stages pour se rendre compte et aller au « bout de son idée ». Et Rémy Oudghiri d'ajouter : « C'est vrai qu'en France, l'apprentissage par exemple, n'est pas assez valorisé. De fait, il faut faire un long détour pour retourner à l'artisanat. »
AUDREY FISNE

[3] Sondage Odoxa pour OpenClassromms, intitulé « Changer de métier ? La perception des français » a été réalisé sur un échantillon de 1001 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus entre le 17 et le 18 mai 2017
[4] Cadres ayant mis fin à leur carrière dans des multinationales pour ouvrir un commerce dans une ville moyenne de province.
[5] Cadres s'installant en zone rurale pour ouvrir un lieu d'accueil « plus chaleureux ».




 
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