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Écrasés par les exigences de la société nous avons besoin de rire de tout pour affirmer notre supériorité. Les médias en ont profité pour imposer une culture de la dérision qui n’est pas sans danger pour la transmission des valeurs nécessaires au vivre ensemble. 

I) L’ambiguïté de la dérision

Mais la dérision n'est pas réductible au rire, au bon mot. Le terme dérision signifie dans le dictionnaire : moquerie méprisante et dédaigneuse. Le terme dérisoire signifie : qui est dit ou fait par dérision, et donc par analogie, ce qui est insignifiant, négligeable, ridicule, vain. Tourner en ridicule, mépriser, souligner l'insignifiance, tels sont les traits associés à la dérision, et qui permettent de la distinguer des notions de rire ou de comique (termes généraux) ou d'humour 1 (aux intentions déstabilisatrices beaucoup moins affirmées). 

La dérision porte en elle une dimension de contestation, de remise en cause de l'ordre établi ou des principes largement acceptés dans une société ou dans un groupe. La dérision socio-politique suit les mêmes logiques que le carnaval en son temps, elle assure un renversement symbolique et temporaire de l'ordre politique, elle possède des vertus révolutionnaires indéniables. Mais la dérision ritualise aussi la contestation, en usant d'une violence symbolique qui reste verbale et qui jugule donc, en partie, les risques de remise en cause plus violente des pouvoirs. 

La dérision peut également servir de ressource créatrice pour l'art contre des conventions jugées trop rigides, avant que de se rigidifier à son tour et s'anéantir soit dans l'autodérision soit dans une nouvelle contestation. Tolérée et maîtrisée par les pouvoirs, la dérision peut donc aussi contribuer à la pérennisation des systèmes de domination, des valeurs ou des codes culturels dominants. 2 

II) Les fonctions libératrices de la dérision : affirmation de soi, nouvelle communauté fusionnelle, catharsis des passions. 

La dérision est fondamentalement liée à l'affirmation du moi. Tourner en dérision est un acte et donc une preuve de son existence, souvent associé à la volonté de marquer sa supériorité. 

L'homme qui craint d'être dominé, de se sentir inférieur, doit sans cesse réaffirmer la force de son ego, donner les preuves de sa non-soumission. La dérision, par la désignation d'une victime expiatoire, investie de qualités dévalorisantes, conforte l’ego de chacun dans son identité et son sentiment de supériorité. « L'humour ne se résigne pas, il défie, il implique non seulement le triomphe du moi, mais encore du principe de plaisir qui trouve ainsi moyen de s'affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables » 3. Le même mécanisme est à l'œuvre en passant à une logique collective d'affirmation du groupe, grâce aux fameuses vertus communicatives du rire. L'homme en société peut éprouver à divers moments de sa vie et de son parcours psychologique, la nécessité de se sentir membre d'un ou plusieurs groupes. La psychanalyse éclaire cette quête du groupe, qui peut se faire désir fusionnel (... 4) La dérision est à sa manière un outil de lutte contre les angoisses générées par l'absence ou l'ébranlement des références grégaires. Elle agit de deux façons : par sa thématique, elle raffermit et réaffirme l'identité du groupe ; par le rire qu'elle procure, elle crée une nouvelle communauté fusionnelle. Par sa thématique, la dérision peut chercher à réaffirmer la spécificité du groupe, donner les preuves de son vouloir vivre en commun. La pratique la plus répandue est alors le choix d'un bouc émissaire qui donne à chacun la vision péjorative de l'autre, de celui qui n'est pas partie intégrante de la collectivité revendiquée. L'identité mise en exergue varie selon les blagues, elle peut être professionnelle, sexuelle, régionale, nationale, ethnique, religieuse (...) 

La grivoiserie sert donc de véritable soupape de sécurité pour l'inconscient de chacun. Face à la puissance des interdits sociétaux, l'homme doit mobiliser une quantité importante d'influx psychiques pour étouffer l'expression de ses pulsions. La dérision autorise alors l'individu à exprimer de façon détournée et socialement acceptable ses pulsions, ce qui libère du même coup l'énergie psychique utilisée pour les bloquer (… 5,). 

Par cette action expiatoire la censure ne peut ressortir que renforcée. Pierre Kaufmann exhume un article datant de 1880 de Jakob Bernays sur la théorie aristotélicienne du drame. Il y présente admirablement le rôle cathartique de l'obscénité : « Quand les puissances des passions humaines qui sont en nous, sont contenues de toutes parts, elles deviennent plus fortes ; mais si on les exerce selon une activité brève et dans certaines limites, elles jouissent modérément et se satisfont : après quoi purifiées, elles s'apaisent par persuasion et sans violence. C'est pourquoi, à contempler dans la comédie et la tragédie les passions d'autrui, nous stabilisons les nôtres, les modérons et les purifions ; et au cours des rites, par le spectacle et l'audition des obscénités, nous nous libérons du tort qu'elles nous causeraient si nous les pratiquions. » 

III) la force de l’insolence est-elle récupérée par la société du spectacle ? 

a) L’insolence des cyniques grecs : prendre le risque de s’ensauvager pour dénoncer l’aliénation de la civilisation 

De là, il est facile de montrer le sens de l'insolence. Depuis que la philosophie ne peut plus vivre ce qu'elle dit qu'avec hypocrisie, il faut de l'insolence pour dire ce qu'on vit. 

Dans une civilisation où des idéalismes endurcis font du mensonge la forme de vie, le processus de vérité dépend de l'existence de gens suffisamment agressifs et libres (<<éhontés ») pour dire la vérité. Les gouvernants perdent leur réelle conscience de soi au bénéfice de fous, de clowns, de kuniques ; c'est pourquoi l'anecdote fait dire à Alexandre le Grand qu'il voudrait être Diogène s'il n'était pas Alexandre. S'il n'était pas le fou de son ambition politique, il devrait jouer au fou pour dire la vérité à des gens comme lui-même. (…) 

Le kunisme grec découvre le corps animal de l'homme et ses gestes comme arguments ; il développe un matérialisme de pantomimie. Diogène réfute le langage des philosophes par celui du clown : « Platon ayant défini l'homme comme animal à deux pieds sans plumes, et l'auditoire l'ayant approuvé, Diogène apporta dans son école un coq plumé, et dit : « Voilà l'homme selon Platon ». Aussi Platon ajouta-t-il à sa définition : « et qui a des ongles plats et larges » (Diogène Laërce, VI) p 141 

Par principe, l'insolence comporte deux positions : haut et bas puissance hégémonique et contre-puissance ; pour le dire de façon archaïque : maître et esclave. Le kunique antique commence le procès des « arguments nus » à partir de l'opposition s'appuyant sur la puissance qui vient d’en bas. Le kunique pète, chie, pisse, se masturbe sur la place publique, devant les yeux de tout le monde sur le marché d’Athènes ; il méprise la gloire, se moque de l'architecture, ne respecte rien ni personne, parodie les histoires des dieux et des héros, mange de la viande et des légumes crus, dort au soleil, plaisante avec les filles de joie et dit à Alexandre le Grand : « Ôte-toi de mon soleil ». Qu'est-ce que cela signifie ? Le kunisme est une première réplique à l'idéalisme athénien des maîtres, réplique qui va au-delà des théoriques. Il ne parle pas contre l'idéalisme, il vit contre lui Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique C Bourgois, p142 

b) La réorganisation ontologique de la réalité opérée par les médias 

Les médias possèdent en effet la force de réorganiser ontologiquement la réalité comme réalité dans notre tête (..) : L'excellent roman d'Erich Kastner, Fabian commence, inévitablement, par un tel instantané : « Fabian était au café, un café qui s'appelait le Spalteholt et regardait les manchettes des journaux du soir. Un dirigeable anglais explose au-dessus de Beauvais ... De la strychnine dans des paquets de lentilles ... Une fillette de neuf ans se jette par la fenêtre ... Élection d'un nouveau Premier ministre : encore un échec ... Une voix artificielle dans une poche de gilet La vente du charbon de la Ruhr régresse ... Meurtre au zoo de Lainz. Scandale à l'Office Municipal de l'Approvisionnement... Les cadeaux pour Neumann, directeur des Chemins de Fer du Reich ... Des éléphants sur le trottoir. ... Nervosité sur le marché du café ... Scandale à propos de Clara Bow ... Grève imminente de 140.000 ouvriers métallurgistes ... Drame dans le « milieu » de Chicago ... Négociations à Moscou au sujet du dumping du bois ... La révolte des Chasseurs de Starhemberg. L'ordinaire. Rien de particulier » (p. 11). 

Dans la suite linéaire des grands et petits événements importants et insignifiants, fous et sérieux etc., disparaît le « particulier » et « le vrai réel ». Si celui qui doit vivre en permanence dans ces fausses équivalences, perd, dans une lumière crépusculaire, la capacité de reconnaître les choses dans leur individualité et dans leur essentialité ; à travers chacune d’elle, ne voit que la couleur fondamentale, le gris, le souci, l'absurdité. Peter Sloterdijk critique de la raison cynique p620 

c) Sous la loi des médias l’insolence devient un pur spectacle qui s’auto suffit à lui-même. 

Par-delà le processus d'inversion à l'œuvre dans les parodies traditionnelles, toujours fondées sur un système binaire d'opposition vrai/faux, où le négatif reste serf du positif qu'il condamne, le simulacre consiste en une perversion du rapport modèle/copie où les deux termes se trouvent transcendés par un troisième terme. L'opposition réalité/représentation cède la place à une « hyperréalité ». C'est dans ce spectacle d'une hyperréalité coupée de toute nécessité représentative parce que l'image en constitue l'origine et le point d'aboutissement que réside fondamentalement la modernité des « Guignols ». N'y figurent pas, en effet, d'un côté le réel et de l'autre sa représentation, d'un côté la réalité des pratiques politiques et de l'autre leur reprise médiatique. La politique et sa représentation se trouvent confondues, à tous les sens du terme, la seule réalité désormais accessible étant de l'ordre de l'image. 

Au triangle « individu-réel-media » qui prévaut dans un ordre de représentation classique, l'ordre du simulacre substitue une relation binaire de type « spectateur-media », avec éviction du réel. Comme l'observe R. Debray, dans l'ordre du visuel qui est le nôtre, l'image procède à son propre sacre : « Notre œil déserte de mieux en mieux la chair du monde /.../ Le visuel se communique, il n'a plus de désir que de soi. Vertige du miroir 6 : de plus en plus les médias nous parlent des médias, tant il est vrai que, dans un monde intégralement médiatisé, les médiations ne peuvent plus que se médiatiser elles-mêmes, jusqu'à gommer cette case vide, ce manque extérieur qui avait jusqu'ici structuré comme un remords notre for intérieur et qu'on appelait "le réel » ». Dans cet univers du simulacre où le seul réfèrent est l'image, le seul public, un public de téléphages, une réalité intangible demeure : celle du téléspectateur comme part de marché : « Vous recevez la télévision, merci d'être chez vous », telle est la formule rituelle d'ouverture par PPD. Le téléphage, éviction faite du réel, en même temps qu'il gobe les fausses informations des « Guignols », avale les vraies pubs diffusées durant la coupure publicitaire (« Ad’taleur »). La seule réalité est d'ordre économique. 

IV) Aujourd’hui l’emprise de la dérision aide-telle à vivre ? 

Comment expliquez-vous cette prise de pouvoir ? 
Les humoristes médiatiques sont devenus l’une des facettes du pouvoir. Ils ont été installés par le phénomène Coluche ou par celui des « Guignols de l’info », et leur positionnement relève à la fois de la satire, de l’humour, du divertissement et de la chronique journalistique. 

Certains sont persuadés que leur rôle tient aussi de l’information. Mais par-dessus tout, ils se voient comme des agents du bien et se présentent comme un remède à la désinformation générale. Lorsqu’on regarde de plus près, on s’aperçoit qu’ils ne nous apprennent rien… 

Mais leur impertinence peut être salutaire dans les médias où règne un discours si aseptisé… 
Parlons-en, de l’impertinence et de l’irrévérence ! Tout d’abord, il y a une confusion lexicale. On associe souvent le fait d’être révérencieux avec la soumission. C’est faux. On peut avoir du respect et des égards pour une personne sans se soumettre à elle. Par ailleurs, à force d’encenser partout les vertus de l’impertinence, on oublie le besoin essentiel de pertinence et de sérieux. On entend partout que les humoristes aident les gens à vivre. Je ne trouve pas qu’installer les gens dans la dérision permanente, c’est les aider à vivre 7. Car au fond, la dérision ne grandit personne, elle se contente de frapper de nivellement, rabaissant les hommes et la pensée. 

Faire preuve de dérision face à la politique et au pouvoir ne peut-il pas être une manière de résister ? 
La résistance est animée par un projet. Or, quel est le projet des humoristes, que proposent-ils exactement ? Rien ! Donc je ne vois pas en quoi Stéphane Guillon, Christophe Alévêque et leurs collègues résistent à quoique ce soit. Pour eux, tout est identique, il n’y a pas de distinction, d’ailleurs ils sont aussi interchangeables que leurs cibles. 

Vous écrivez que les humoristes « fleurissent sur la décomposition des convictions et des idées ». Vous les présentez aussi comme une entrave au débat, à l’expression des idées, et même à la liberté d’expression. Pourquoi ? 
La critique produite par les humoristes contemporains est totalement inoffensive ; il s’agit d’une critique « intégrée », au sens où l’entendaient les situationnistes. Une critique interne au pouvoir, bien aseptisée. C’est une critique de surface. Je fais référence à Lichtenberg et à Baudrillard sur ce point : si la liberté d’expression ne comporte pas un risque de la part de celui qu’elle engage, alors elle se vide de son contenu 8. La liberté d’expression, c’est aussi celle du débat, voire du duel, avec la possibilité de se mettre en danger et d’y laisser quelques plumes. 

Quels rapports entretiennent les politiques avec les humoristes ? 
Les politiques se nourrissent de cette dérision systématique, qui leur permet d’exister, au sens spectaculaire du terme. Ils essaient de se rendre populaires en étant drôles, en participant à l’hilarité générale. Ils font preuve d’une forme d’asservissement face aux amuseurs, qui sont les vrais puissants du jour. Le résultat est pitoyable… C’est un véritable processus d’adoubement. On est adoubé par ceux qui sont censés vous critiquer. D’où l’idée que cette critique est en fait complétement factice. 9 

François L’Yvonnet Homo comicus, ou l’intégrisme de la rigolade. Entretien avec un homme en colère contre la dictature du rire et de la dérision dans les médias. Propos recueillis par Hélène Delye le monde 15 avril 2012 

V) Que va-t-il surgir des générations nourries dès l’enfance à la dérision ? 

Le moment présent 10 vit sous le signe de la dérision. Davantage qu'une humeur : un tempérament acquis sous l'empire d’un engouement tenace. Il convient de tout railler. C'est là un snobisme, un style, un ton en usage qui exprime avec légèreté l'atmosphère du nihilisme. Comment le nihilisme se prendrait il au sérieux ? Ce serait contradictoire. Il ne peut s'exposer et convaincre que par l'ironie. La dérision descelle les croyances et jusqu'aux plus petites certitudes. Elle se jette sur elle, les éloigne et les isole en portraiturant leur ridicule - et tout peut apparaître ridicule, c'est-à-dire beaucoup plus petit qu’il ne paraît. 

L'esprit du temps voit tout dérisoire, rabaisse le monde autour de soi, trouve partout des pantins et des pantalonnades Il hait l'enthousiasme, qu'il apparente au fanatisme. Le simple citoyen, qui n'invente ni ne maîtrise ces grimaces, mais a coutume de mimer ses élites, se trouve perclus de honte s'il considère quelque chose avec sérieux. Aussi doit-il se cacher pour vénérer quelques petites certitudes qu'il tient de famille... Mais surtout la jeunesse, qui reçoit ce qu'on lui donne sans pouvoir trier, absorbe la dérision avec ferveur, si l'on peut risquer ce paradoxe. Dans l'instant, c'est une aubaine : un monde où rien n'a d'importance, où par conséquent tout est possible, et où l’on peut s'amuser impunément à briser les idoles encore debout. 

Dans la dérision on ne transmet rien, sauf la dérision. Transmettre s'apparente alors à honorer le chaos, à creuser le vide devant soi. Rien de grand, d'important, d'essentiel ne surnage, On ne façonne des humains que sur un contenu, une architecture du plein, de la gravité. Et peu importe que ce plein soit discutable, excessif, temporaire. Il l'est toujours. 

Mais il faut qu’il pèse. Qu'il compte. Que l'existence lui soit redevable. Qu’elle s'y mesure. Et l'on ne se mesure pas au néant. 

Chantal Delsol 
« qu’est-ce que l’homme ? cours familier d’anthropologie » p125 


1 La dérision n’est pas l’humour :« Car l'humour fonctionne sans victime. Quelle que soit sa couleur, il n'est pas un rire d'agression, il ne s'exprime que dans la sphère de la connivence. » On songe à Pierre Desproges et son célèbre « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde », lorsqu'il avait refusé de partager le sien avec Jean-Marie Le Pen, au «Tribunal des flagrants délires



2 Dans un pays qui a pratiqué les libelles à l’encontre de ses monarques, ceux qui dérident aujourd’hui les auditeurs s’apparentent aux hérauts d’antan des frondes populaires, aux échotiers d’un peuple rebelle avec ses élites. Le rire reste salutaire, mais l’ambiguïté de la dérision demeure aussi : le registre comique peut parfois alimenter un populisme démagogique et équivoque. Faire inlassablement son miel des tics de Nicolas Sarkozy ou des penchants de Dominique Strauss-Kahn recueille plus aisément les bravos que décortiquer leurs actes et analyser leurs idées D Chivot Études 2010 t 412



3 Cf la dérision dans les camps de concentration Dans un univers célébrant uniquement la force physique, où l'écart se creuse de manière abyssale entre les épaves faméliques et les auxiliaires musclés et biens nourris décrits par Robert Antelme dans L'espèce humaine ou Suzanne Alizon dans L'exercice de vivre, l'inversion des valeurs passe par la « féminisation » ou la dévirilisation des Chefs. Certes les détenus deviennent des loques humaines mais l'autre peut être réduit à « la Danseuse », « la Blonde », « la Rustine », « la Mèche blanche », « la Demoiselle blonde »« Bouboule ». La symétrie des infamies se retrouve aussi à l'invocation de noms d'animaux. La généralisation de la réduction à la bestialité dans les épreuves de la survie opère dans un contexte dans le cadre duquel, comme à Sobibor ou Treblinka, un SS nomme « homme » son chien auquel il a appris à mordre les hommes dénommés « chiens ». Les déportés intériorisent la loi du mépris et retournent à l'envoyeur certaines de ses applications : « Morpion » « Six pattes » (pour réunir un SS et son berger allemand), « Gorille », « Tête de cheval Panthère » « l'araignée ». La reconnaissance de la virilité des bourreaux opère dans un seul sens, celui de la démesure et de la déréalisation grotesque. Les super-bourreaux, les kapos les plus violents, les SS les plus sadiques sont alors affublés d'un titre comique : « Tarzan », « Papa la trique », « Popeye »,« Ivan le Terrible », « le cyclope ». Patrick Bruneteaux Centre de recherche politique, Paris I – Sorbonne dérision et dérisoire dans les stratégies de survie en camp d'extermination

4 . Le groupe fusionnel fonctionne comme un substitut de la primo relation de l'enfant à sa mère. Cette relation initiale où s'abolit la distinction du moi et du non-moi, et qui procure un état de complétude, un sentiment de toute puissance narcissique dont l'enfant garde semble-t-il une vive nostalgie. D'où la quête d'un groupe qui puisse partiellement procurer des satisfactions de substitution, l'homme pouvant se sécuriser, se rassurer sur son identité personnelle en affirmant son appartenance à un groupe . Mercier ibidem

5 Dans Psychologie collective et analyse du Moi, Freud décrit le rire comme le biais qu'aurait trouvé le moi inconscient exilé, pour s'insinuer, malgré toutes les résistances, dans le champ de la conscience. La dérision serait un artifice permettant provisoirement cette symbiose de l'inconscient et du conscient ; symbiose périodiquement nécessaire à l'homme pour ne pas tomber dans la névrose, alors même que la société impose en temps ordinaire à l'individu, privations et restrictions. Comme l'écrit Jean Cazeneuve : « Le refoulement est la force qui s'oppose à la jouissance de l'obscénité directement exprimée. Le travail de refoulement de la culture annihile en nous les facultés primitives de jouissance, répudiées à présent par la censure. L'esprit tendancieux permet de neutraliser ce renoncement qui est pénible. » n Mais dans ce cas, la dérision ne s'oppose pas à la censure, elle lui offre juste des garde- fous Mercier ibidem 

6 Par-delà la diversité de ces éclairages, s'impose la référence à la technique picturale de la peinture en abîme, dans laquelle les personnages du tableau se reflètent dans un miroir. Les « Guignols » proposent la représentation d'une représentation {Le journal télévisé). Mais la logique de leur travail de caricaturistes porte en quelque sorte le procédé au carré lorsque journalistes et candidats s'emparent à leur tour du répertoire des marionnettes pour le réinjecter dans la campagne, lorsque l'émission se retrouve graduellement au coeur des interactions qu'elle entend traiter par la dérision. Madame Annie Collovald Monsieur Erik Neveu Les « Guignols » ou la caricature en abîme 

7 Tout ramène en somme à l’adage selon lequel on peut rire de tout, mais pas n’importe quand ni avec n’importe qui. Est-il judicieux de l’évoquer pour la satire sur les antennes ou les écrans ? Un exemple peut suffire : après le démantèlement de la « jungle », une équipe d’« Action discrète » de Canal +a maquillé des acteurs en policiers qui proposaient à des Calaisiens d’adopter de faux Afghans enchaînés. On doute que ces « humoristes »fiers de leur plaisanterie soient allés tester leur impertinence auprès des vrais sans-papiers ou même des bénévoles qui s’en occupent. Le bon sens appelle à ne pas poser de limites à l’humour. 
Mais il suppose aussi que l’humoriste connaisse les limites de son talent. D Chivot Études 

2010 t 412

8 Il ne s’agit pas d’un acte de courage politique : en 1832, Daumier fut condamné à six mois de prison après avoir représenté Louis-Philippe en Gargantua. Idem, « Victor Hugo a publié les Châtiments, son recueil de poèmes satiriques à charge contre Napoléon III en 1853, alors qu'il était en exil ». Les humoristes d'aujourd'hui, eux, ne s'exposent ni à la prison, ni à l'exil Car les journalistes, les chroniqueurs ou encore les humoristes ne sont jamais en dehors de ce monde, ils sont toujours dans le système. Quand Guillon se fait virer de France Inter, il ne se retrouve pas à la rue, il retrouve sa prébende à Canal+ ! A aucun moment il ne s’écarte du système dont il fait partie L’yonnet ibidem

9 Selon Paul Yonnet ce comique consiste à être « cynique, amoral, grossier, ordurier, anticlérical, de s’avouer cruel, alcoolique, obsédé sexuel, de détester la religion, de défendre le droit de tricher […] de se moquer des Juifs comme des paysans normands… » Ce que dénonce – ou constate simplement – le sociologue, c’est le moment où les téléspectateurs complices des shows médiatiques ne savent plus prendre la distance indispensable que requiert la caricature ou l’humour et considèrent le dédain et le mépris comme les formes normales des relations humaines et sociales. Les hommes politiques eux-mêmes s’en rendent complices, participant aux émissions les plus racoleuses, lançant des « bons mots » ou des calembours de plus en plus douteux Bertrand Lemonnier

10 . Nous ne vivons plus une époque de révolte mais de sarcasmes. Et le sarcasme représente une manière sûre de se débarrasser d'un mode de vie, beaucoup plus sûre que la bombe incertaine des anarchistes. Il n'est pas besoin détruire. Il suffit de creuser la distance. Une culture ne saurait transmettre que si elle est prise au sérieux. Ce qui équivaut considérer avec gravité les repères qu'elle propose, et l'importance considérable de la tâche qui consiste à se fonder sur elle pour façonner des êtres humanisés. Chantal Delsol






 
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