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Février 2019. Art Capital dans l’imposante enceinte du Grand Palais à Paris. L’œuvre atypique, inclassable, d’Ilham Laraki Omari, dans le Salon du dessin et de la peinture à l’eau, intrigue les visiteurs, interpelle les amateurs, interloque les commentateurs. 

Le titre annonce l’énigme. « Les Sept temps » sont des paliers initiatiques. Le sept, nombre sacré par excellence, ne désigne-t-il pas la totalité en mouvement, l’unité des contraires, le cycle accompli, l’achèvement du monde, l’accomplissement des âges, le passage du connu à l’inconnu, la renaissance à l’indicible ? Chaque chose essentielle possède six côtés et une ipséité, sa caractéristique propre. Les six prédispositions de l’intelligence, équivalentes aux couleurs de l’arc-en-ciel, se complètent par la connaissance suprasensible (ghiaba) dont les nuances se synthétisent dans la blancheur. Le message renvoie, de toute évidence, aux sept étapes de la voie mystique, « Les Sept vallées », décrites par Farid Eddine Attar dans « Le Langage des oiseaux » : 
« La première est la recherche (talab) / La deuxième est l’amour (ichq) / La troisième est la connaissance (ma’rifat) / La quatrième est l’autonomie (istignâ) / La cinquième est l’unité (tawhîd) / La sixième est l’émerveillement (hayrat) / La septième est le dénuement (faqr) ».
La technique mixte, qui consume et dissout les couleurs dans la bichromie du noir et du blanc, code d’emblée la grammaire plastique. Les spirales, les volutes, les vortex, les hélices, esquisses d’aiguilles de pendules, les engrenages, les sillages, traces luminescentes sur surface iridescente, sont autant d’indices du parcours mystique. L’incandescence se devine sous membrane obscure. Jeu de pistes du visible et de l’invisible. Tours et détours cinétiques. Se restitue, dans l’épure, l’empreinte extatique. Se côtoient des suites sibyllines, ajustées en lignes calligraphiques. Le regard insistant s’embarque dans des oscillations hypnotiques. Frémissements de vagues. Quand l’imprévisible prend forme mathématique, la raison voltige et divague. Le mystère ontologique s’entrevoit, dans la juxtaposition désordonnée des nombres et des signes. L’être intérieur se découvre dépositaire de l’humanité entière, de ses finitudes et de ses infinitudes, de ses matérialités et de ses sacralités. Le divin se cache, selon la tradition prophétique, derrière soixante-dix mille voiles. Le soufisme indique la trajectoire. L’âme (nafs), dans sa progression spirituelle, passe d’état en état (hâl), franchit l’une après l’autre les stations (maqâm) pour approcher la félicité. L’existence entraperçoit les passages vers la plénitude, s’aimante d’énergétique quiétude, vacille entre incertitude et béatitude. Première prouesse. Le temps se transfigure en image, se dessine en creux, s’éloigne et se dissimule au fur et à mesure qu’il se simule, s’aiguillonne et se stimule dans sa fuite vers l’insaisissable. L’artiste le pressent et l’exprime dans sa réceptivité sensitive. Le dialogue avec l’ineffable bascule immanquablement dans le vertige. L’œuvre substantiellement statique donne l’impression d’une étourdissante dynamique. Se visualise une étrange locomotive sur rails cosmiques. 


L’œuvre éveille des souvenances lyriques. Des livres lus et relus, patiemment déchiffrés dans leurs philosophies allégoriques, s’ouvrent et se referment dans la tête. « Le Pavillon des Sept Princesses » de Nezami s’invite dans les réminiscences. Pérégrination physique et métaphysique d’un prince, nommé Bahram, en quête de rédemption. Sept récits narrés par ses sept épouses, logées sous des coupoles astrales aux couleurs de leurs signes stellaires. Rituel de réparation d’un monarque revenu de ses victoires terrestres, tourmenté par ses sanglantes conquêtes, qui se laisse guider sur la voie de la sagesse. Bahram passe successivement ses nuits avec l’indienne Fourak sous coupole noire comme Saturne, la byzantine Homay sous coupole jaune or comme le soleil, l’ouzbèque Pari sous coupole verte comme la lune, la slave Nasrine-nouche sous coupole rouge comme Mars, la maghrébine Azaryoune sous coupole turquoise comme Mercure, la chinoise Yaghmâ-nâz sous coupole grise comme Jupiter, la persane Dorosti sous coupole blanche comme Vénus. Bahram tire les leçons des contes rapportés par ses princesses, châtie son vizir tyrannique et disparaît dans les ténèbres d’une mystérieuse grotte. Comment ne pas s’émerveiller, au-delà de l’enseignement anagogique, devant cet essai de diversalisme et d’interculturalité avant la lettre ? 

La libération de la femme dans les sociétés obscurantistes, stérilisées par les fanatismes, fossilisées par plusieurs siècles d’ignorantisme, indissociable de l’émancipation de l’artiste des entraves morales, passe fertilement par l’immanence soufiste, la démystification des falsifications théologiques, le dépassement des dualités séparatives. Le machisme préfabrique l’inégalité des sexes, façonne, dans une dialectique du maître et de l’esclave, une altérité féminine factice, renvoyée à l’animalité de la femelle. La phallocratie s’impose socialement par la négation de la moitié de l’humanité. La différenciation entre hommes et femmes n’est pas biologique, mais culturelle. L’emblématique sentence de Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe) « On ne naît pas femme, on le devient » rejoint l’authentique conception soufie, hors pervertissements idéologiques. Les hagiographies débordent de saintes femmes soufies au deuxième et troisième de l’Hégire avant qu’elles se raréfient dans les siècles suivants. Dans l’islam des lumières, les femmes occupent d’éminentes places de guides spirituels. Rabia al Adawiya de Bassorah tient des séminaires dans sa modeste demeure, suivis par les hommes de savoir et de pouvoir. L’un des plus grands philosophes mystiques, Mouhyiddine Ibn Arabi, surnommé « le plus grand maître » (Cheikh al-Akbar) et « Le fils de Platon » (Ibn Aflatoun), est le disciple préféré d’une savante sévillane, Fatima bint ibn Mouthanna. Ce qui explique qu’Ibn Arabi considère la féminité comme le véhicule parfait de la contemplation spirituelle. Dans son livre « L’Interprète des désirs », Ibn Arabi décrit le divin féminin dans de nombreuses paraboles. L’amour divin et l’amour profane se confondent dans la figure d’une persane, prénommée Nizhâm (harmonie), qui personnifie, par sa pureté et sa beauté, la sagesse divine régissant l’univers. 

Le contraste absolu du noir et du blanc reflète l’acte même de création artistique entre interrogations stressantes et trouvailles saisissantes. Le noir est une couleur ambivalente, légère comme l’atmosphère sidérale, torpide comme l’opacité minérale. La phosphorescence noire annonce, dans le soufisme, le stade suprême de l’éblouissement, l’abstraction de soi, la fusion dans le tout. La réverbération blanche répercute la lumière intérieure. Se décèlent dans le tableau d’Ilham Laraki Omari des formes volantes. S’évoque la fable soufie des oiseaux blancs et des oiseaux noirs. Les humains sont des murailles dressées les unes face aux autres, des remparts percés de nids d’oiseaux blancs, qui sèment les bonnes pensées et les bonnes paroles, et de nids d’oiseaux noirs qui répandent les mauvaises pensées et les mauvaises paroles. S’imaginent deux personnages. Le premier se persuade que le second lui veut du mal. Il lui envoie son oiseau noir chargé des pires intentions. Quand l’ennemi supposé est dépourvu de toute hostilité, l’oiseau émissaire cherche en vain un nid noir vacant dans son mur et revient comme un boomerang. Le suspicieux malfaisant finit par être empoisonné par son propre venin. Si le récepteur est lui-même animé de préméditations malsaines, les nids noirs se libèrent de chaque côté pour accueillir l’entreprise de destruction mutuelle. Leurs missions délétères accomplies, les oiseaux noirs retournent à leurs nids d’origine pour achever l’anéantissement de leurs commanditaires. Le même processus s’effectue, avec des effets inverses, quand les oiseaux blancs sont lâchés. Les oiseaux blancs, combien même ne sont-ils pas reçus, réintègrent notre être avec leur énergie bénéfique. Nous sommes responsables et comptables de nos bénédictions et de nos malédictions. 

La physiologie soufie se fonde souvent sur le septénaire. Achraf Jahangir Semnani recense sept enveloppes subtiles qui correspondent chacune à la typification d’un prophète dans le microcosme humain. Adam est représenté en noir mat, Noé en bleu, Abraham en rouge, Moïse en blanc, David en jaune, Jésus en noir lumineux, Mohammed en vert. Chaque être est la somme de tous les prophètes, la combinaison de toutes les couleurs, la concentration des nobles valeurs. Se profile le concept platonicien d’anamnèse. Chaque humain est la mémoire de toutes les mémoires, dépositaire de tous les savoirs anciens, qu’il retrouve par enchantement, à son propre étonnement, dans les idées lumineuses qui traversent son esprit. L’art, la poésie révèlent des connaissances enfouis dans l’inconscient collectif depuis la nuit des temps. La mémoire (mnémosyne) n’est-elle pas la mère des neuf muses qui président aux beaux-arts. La pensée est incapable de remonter à la source qui la fait connaissante, et pour représenter le surgissement de son savoir étrange, elle recourt aux images, aux métaphores, aux paraboles, aux transferts analogiques, aux figures iconiques. La pensée mobilise ses médiations fantasmagoriques. Elle transpose ce qui la dépasse dans les légendes et les récits mythologiques. Demeure dans l’élan mystique, la remembrance séculaire, la révélation oraculaire, la fulguration véhiculaire. Dans Phèdre, Socrate nous apprend que les âmes étaient jadis dotées d’ailes, qui leur permettaient de voler jusqu’aux limites du cosmos, parmi les étoiles fixes, de passer la tête à travers l’ultime barrière et de contempler les vérités éternelles. 

L’art s’insinue dans l’inexplicable par la brèche entrouverte de la relativité. Pour Albert Einstein, l’espace et le temps ne sont pas absolus. Ils sont totalement liés dans la quatrième dimension. Ils sont déformables. La gravité n’est qu’une propriété géométrique. Le temps ne se meut pas à la même vitesse sur la terre et dans le ciel. Cette même relativité a permis l’invention de la télévision. Dans l’écran à tube cathodique, les images sont suscitées par le flux d’électrons percutant une plaque électroluminescente. La lumière est déclenchée par chaque stimulation. Les particules élémentaires, porteuses d’une charge électrique négative, accélérés à grande vitesse, déviées par des bobines génératrices d’un champ magnétique, ciblent et combinent des points précis pour reproduire des images intelligibles. 

L’art taquine l’ultime frontière, prospecte l’insondable, au-delà des supercordes modulatoires, des membranes vibratives, des réceptivités pulsatives. Les quarks et les électrons se manifestent par leurs lueurs. Les motifs se contractent, creusent leur profondeur dans l’impénétrable nébulosité. L’imaginaire reconstitue, à sa guise, l’indécelable. Se convoque à l’esprit le mythe grec des trois Hespérides, nymphes du couchant, filles d’Atlas, pétrifié en montagnes marocaines. Nyx, la nuit, est l’une de leurs mères présumées. Leur résidence est un jardin fabuleux, un verger miraculeux, dans la vallée de Loukkos près de Larache. Les Hespérides, gardiennes du pommier aux fruits d’or, confié à leur garde par la déesse Héra, s’y alimentent subrepticement, comme l’artiste puise l’inspiration dans sa musette magique sans savoir son secret. Le mystère de la couleur unique de l’or, que la mythologie chinoise identifie à la sueur du soleil, s’éclaire aussi par la relativité. L’atome d’or, lourd et massif, comporte un noyau de soixante-dix-neuf protons et de soixante-dix-neuf électrons tournant sur plusieurs orbites, comme les planètes autour d’une étoile. Les électrons à proximité du centre apparaissent plus proches les uns des autres à cause de la contraction des longueurs, qui influence leur absorption et leur réflexion des ondes. Les atomes d’or reflètent ainsi la brillance entre le jaune et le rouge, et déclinent leur extraordinaire scintillance au lieu de s’engouffrer dans l’ultraviolet et le spectre non-visible de la lumière. 

L’écriture picturale d’Ilham Laraki Omari s’inscrit instinctivement dans le langage quantique, qui rejoint l’inspiration prophétique. La quête spirituelle assimile les découvertes scientifiques. Le temps, qui détermine le déroulement des événements selon un ordre chronologique, se fige dans son passé, se volatilise dans son présent, s’augure dans son futur, n’est qu’une intuition humaine, sans fondement physique. L’écoulement linéaire d’une origine indéfinissable vers un devenir indéterminable n’existe que dans notre perception. L’horloge maîtresse de l’univers d’Isaac Newton n’est qu’une projection cognitive. L’espace-temps est finalement une infinité d’informations fragmentaires dont découle, entre autres, les courbures explicatives de la gravité (Mark Van Raamsdonk). La véritable équation cosmique, la « théorie du tout », échappe à toute mesure dimensionnelle. L’univers est une éternelle immuabilité. 

Mustapha Saha 
Sociologue, poète, artiste peintre


 
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