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Après avoir brossé un tableau d’ensemble des courants musulmans, Boualem Sansal s’interroge sur les acteurs de la propagation de l’islamisme : les États prosélytes, les élites opportunistes, les intellectuels silencieux, les universités, les médias, «la rue arabe»… Il questionne aussi l’échec de l’intégration dans les pays d’accueil des émigrés. 

Ainsi, l’islamisme arabe tend à s’imposer, mal évalué par les pouvoirs occidentaux qui lui opposent des réponses inappropriées, tandis que les femmes et les jeunes, ses principales victimes, sont de plus en plus à sa merci. 

Boualem Sansal, devenu l’une des grandes voix de la littérature algérienne, propose une synthèse engagée, précise, documentée, sans pour autant abandonner les prises de position humanistes intransigeantes qui, au fil de ses romans, l’ont amené à dénoncer à la fois le pouvoir militaire algérien et le totalitarisme islamiste.

Un témoignage en guise d’introduction : du colonialisme à l’islamisme
[...] Cet opuscule qui traite de la montée de l’islamisme dans le monde arabe n’a d’autre prétention que celle que peut avoir un écrivain qui, s’emparant d’un sujet, essaie de le regarder d’une certaine manière, appelons-la littéraire, autrement dit avec sa subjectivité, et l’espoir cependant que cette subjectivité atteigne quelque part une certaine vérité. Pour autant, ce n’est pas le « flou artistique » qui est recherché, il n’a pas sa place dans pareil sujet, c’est un éclairage sous un angle spécifique qui mette en évidence des points que pour ma part je considère comme essentiels. 

Mon texte n’est pas un traité académique, je ne suis ni historien ni philosophe, il n’est pas davantage une investigation journalistique, encore moins un rapport d’expert en islamisme, et pas du tout un essai d’islamologie. Il est la réflexion d’un témoin, d’un homme dont le pays, l’Algérie en l’occurrence, a très tôt été confronté à l’islamisme, un phénomène inconnu de lui jusque-là. 

Nous l’avons vu arriver, dans les années 1960, au lendemain de l’indépendance (1962), nous sortions de cent trente-deux années de colonisation française et d’une guerre de libération de huit terribles années (1954-1962) qui avait causé la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes. 

Ce vent religieux nous a été amené par des prédicateurs discrets venus du Moyen-Orient, la plupart membres des Frères musulmans, alors persécutés dans leurs pays, l’Égypte, où Sayyid Qutb, l’idéologue de l’islamisme radical et militant des Frères musulmans, avait été condamné à mort et exécuté par pendaison sur ordre du président Nasser, en Syrie où le président Hafez el-Assad leur menait la vie dure et ira, plus tard, en 1982, jusqu’à raser la ville de Hama, fief des Frères musulmans, en Irak où le parti laïc Baath exerçait un contrôle absolu sur la société, en Jordanie où le roi Hussein réprimait à tout-va islamistes et Palestiniens, et au Yémen du Sud dirigé par un parti marxiste-léniniste qui exécrait les religieux, comme nous l’apprîmes d’eux, et d’autres encore plus discrets, des prédicateurs wahhabites diligentés par l’Arabie Saoudite, gardienne des Lieux saints, qui voulait inculquer un peu d’islam à notre pauvre pays si longtemps colonisé par les Français, des chrétiens laïcs et rationalistes. 

Nous les avons accueillis avec sympathie, un brin amusés par leur accoutrement folklorique, leur bigoterie empressée, leurs manières doucereuses et leurs discours pleins de magie et de tonnerre, ils faisaient spectacle dans l’Algérie de cette époque, socialiste, révolutionnaire, tiers-mondiste, matérialiste jusqu’au bout des ongles, que partout dans le monde progressiste on appelait avec admiration « la Mecque des révolutionnaires », qui recevait quotidiennement et avec quelle ferveur les héros de ce temps, les Cubains Che Guevara et Fidel Castro, affectueusement surnommés « los barbudos », le légendaire général Giap, le vainqueur de la déjà mythique bataille de Diên Biên Phu, Gamal Abdel Nasser, le champion du panarabisme triomphant, Medhi Ben Barka, le Marocain panafricaniste activement engagé dans la révolution tricontinentale, Mandela, qui un jour abattrait l’apartheid et serait le premier président noir de l’Afrique du Sud, les Black Panthers, dont le célèbre Eldridge Cleaver, et les Black Muslims, dont le très fameux Malcolm X connu chez les musulmans sous le nom de El-Hajj Malek el-Shabazz, alors membre de la turbulente NOI (Nation of Islam), qui promettait de détruire l’Amérique impérialiste et blanche, et des personnages sulfureux et excitants comme Ilitch Ramírez Sánchez, dit « Carlos », dit encore « le Chacal », « the Jackal », le terroriste international insaisissable, ami inconditionnel de nos frères les Palestiniens de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) que l’Algérie soutenait avec une passion intensément anti-impérialiste, anticolonialiste et antisioniste, comme elle accueillait en fraternité militante les combattants de l’IRA (Irish Republican Army), du FLNC (Front de libération nationale de la Corse), de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna), ainsi que les opposants de Franco, de Salazar et ceux des colonels grecs (c’est à Alger, avec la logistique de l’armée nationale populaire, qu’a été tourné le célèbre film Z de Costa-Gavras qui dénonçait la dictature militaire en Grèce, scénarisé par Jorge Semprun, héros de la guerre d’Espagne, résistant durant la Seconde Guerre mondiale et déporté dans les camps de la mort nazis, puis ministre de la Culture du premier gouvernement post-Franco de Felipe González, et joué par Yves Montand, à cette époque membre du PCF [parti communiste français], et le beau Jean-Louis Trintignant), et il y avait tous ceux qui avaient courageusement soutenu les révolutionnaires algériens pendant la guerre d’Algérie, et parmi eux ceux qu’on appelait les « porteurs de valise », qui acheminaient en Suisse l’argent collecté en France par le FLN auprès des travailleurs émigrés, et il y avait ceux que nous appelions les pieds-rouges, parce qu’ils venaient en quelque sorte remplacer les pieds-noirs et parce qu’ils étaient des socialistes, intéressés par l’expérience du socialisme autogestionnaire menée par le premier gouvernement de l’Algérie indépendante, dirigé par l’intrépide Ben Bella, sur le modèle de développement choisi par Tito pour la Yougoslavie. Tous ces gens venaient à Alger chercher refuge, solliciter des subsides, s’initier auprès du FLN à l’art de la lutte révolutionnaire, ou simplement respirer l’air romantique d’Alger la Blanche et faire la fête entre militants de la cause des peuples opprimés, les guerriers doivent aussi se reposer. 

Occupés par nos bonnes actions progressistes et nos commémorations historiques — nous avions également nos propres héros et martyrs à honorer —, nous ne prêtâmes qu’une lointaine et condescendante attention à cette vague de bigoterie venue de ce Moyen-Orient ténébreux que nous ne connaissions que par le cinéma égyptien et les merveilleuses chansons de Fairuz et d’Oum Kalthoum. 

Quelques années plus tard, nous découvrîmes presque à l’improviste que cet islamisme qui nous paraissait si pauvrement insignifiant s’était répandu dans tout le pays, à travers le réseau de nos mosquées et de nos souks où il dispensait ses prêches et écoulait ses manuels, et avait gagné le cœur des gens, les jeunes notamment, en rupture avec le monde étriqué et sans horizon que leur promettait le socialisme bureaucratique au pouvoir. Nous étions admiratifs, il y avait dans le regard de ces « fous d’Allah » une force qui semblait capable de déplacer des montagnes. Nous les avons vus ensuite multiplier les revendications culturelles et sociales, qui consistaient en interdictions et en obligations très précises, que le pouvoir inquiet, qui au cours des ans avait beaucoup perdu de sa verve révolutionnaire et de son aura héroïque, faisait siennes avec un empressement tactique honteux, enfonçant par là le pays dans une régression mentale porteuse de tous les dangers. C’en était fini de la mixité révolutionnaire entre étudiants et étudiantes et des tenues légères qui allaient si bien à nos filles [...]. 

[...] Nous découvrîmes que derrière l’image de violence primaire et de désordre mental qu’ils se donnaient pour mieux effrayer se cachait ce qui était, et commençait à transparaître, une stratégie découlant d’un plan ancien, de dimension planétaire, né de la jonction idéologique, dans les années 1930-1950, entre la très puissante et très influente association des Frères musulmans (en 1948, elle comptait déjà plus de deux millions d’adhérents), la richissime Arabie Saoudite, première puissance pétrolière au monde, et certains non moins richissimes émirats du Golfe, visant à combattre l’occidentalisation culturelle des pays musulmans qui avait déjà séduit leurs élites, et d’une manière générale les citadins, à les ré-islamiser en profondeur et de là, grâce à la force acquise par la fédération de leurs moyens, à libérer la Palestine et à islamiser toute la planète. C’était la Nahda, née dans le fracas humiliant de la chute de l’Empire ottoman et des colonisations, revue par les Frères musulmans, mûrement pensée depuis et patiemment mise en œuvre grâce à l’argent du pétrole et aux moyens modernes de communication. La littérature islamiste qui circulait par ses livres et par le Net ne laissait aucun doute là-dessus. La Nahda, ou Éveil de l’islam, était précisément la démarche visant à redonner à l’islam la dignité et la force conquérante qui étaient les siennes au temps du Prophète et des premiers grands califes. 

Le bilan de cette confrontation entre les islamistes radicaux et le pouvoir algérien (1991-2006) est terrifiant : plus de deux cent mille morts, une économie dévastée, un pays détruit, des blessures sociales et morales irréparables, l’élite moderne du pays décimée, assassinée par les uns et les autres ou dispersée dans une émigration sans retour, l’image du peuple algérien ternie dans le monde pour très longtemps. 

Aujourd’hui, en 2013, la guerre est finie mais la paix n’est pas revenue, l’islamisme radical est vaincu militairement mais il est toujours là, enraciné dans la population, ancré dans les institutions, se renouvelant constamment, s’adaptant aux conditions récentes, se répandant de nouveau et tissant des liens profitables avec l’internationale islamiste, aussi bien la tendance modérée que la tendance jihadiste, et les réseaux mafieux internationaux qui ont fait du Sahara et du Sahel une plaque tournante du trafic intercontinental de drogue et d’armes. La transformation des GIA en GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) et plus tard en AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) montre que l’islamisme radical algérien dépassait la problématique purement algérienne et rejoignait le plan mondial, conçu par les Frères musulmans et l’Arabie Saoudite, à travers un de leurs instruments, Al-Qaïda. Les islamistes internationalistes avaient disqualifié les islamistes nationaux, appelés les djaz’arites (de El Djazaïr = Algérie), les algérianistes, qui eux limitaient leurs ambitions à leur pays, l’Algérie. L’internationale islamiste avait imposé ses vues : c’est le monde qu’il faut islamiser et pas seulement les pays musulmans qu’il faut remettre sur la voie du véritable islam. 

Sous le masque de l’islamisme modéré (qu’en Algérie la rue appelle « l’islamisme radical en costume cravate » et parfois « Jekyll & Hyde »), l’islamisme radical, qui a toujours plusieurs fers au feu, a établi des liens fructueux avec des dignitaires civils et militaires du pouvoir algérien, avec les notables et les oligarques proches du pouvoir (commerçants et entrepreneurs qui le financent) et avec les élites intellectuelles déçues par l’Occident et en rupture avec ses valeurs. 

[...] C’est ce vécu qui m’a amené, au plus fort de la guerre civile en Algérie, entre 1996 et 1998, à écrire Le serment des barbares, qui fut publié en France en 1999. Dans ce roman, je tente une explication de la guerre civile en Algérie, en partant de l’idée que le déchaînement de violence dans un pays a forcément des causes multiples, dont certaines sont anciennes, voire très anciennes, donc difficiles à percevoir et encore plus difficiles à expliciter, qui s’imbriquent d’une manière non linéaire, et qu’il est forcément le fait de plusieurs acteurs, pris dans une partie qui les dépasse, ce qui ne réduit en rien leur responsabilité. Ce déchaînement de violence n’a pas, comme on aurait pu le penser, conduit à la résolution de la crise, il a installé le pays dans un marasme et une douleur durables.




 
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