Après avoir brossé un tableau d’ensemble des courants musulmans, Boualem Sansal s’interroge sur les acteurs de la propagation de l’islamisme : les États prosélytes, les élites opportunistes, les intellectuels silencieux, les universités, les médias, «la rue arabe»… Il questionne aussi l’échec de l’intégration dans les pays d’accueil des émigrés.
[...] Les vecteurs de l’islamisme
L’islamisme n’est ni absurde ni réellement dangereux en lui-même. C’est un courant religieux ultraorthodoxe avec un objectif de transformation radicale des pays musulmans, voire du monde, aux plans religieux, politique, social, culturel, comme les sociétés humaines en ont connu et en connaissent encore et que l’on sait contenir si l’on s’y prend au plus tôt, en lui opposant des idées et des programmes adéquats.
Dans la plupart des courants islamistes, la transformation sociétale est recherchée par des moyens classiques, plutôt pacifiques — la prédication, le jeu politique, l’action caritative et la solidarité, l’éducation —, et par l’entrisme auprès des grandes institutions nationales (armée, justice, éducation, universités…) mais aussi des organisations civiles jusqu’aux petites associations de quartier, technique que les islamistes dits modérés maîtrisent au plus haut point jusqu’à en faire leur arme favorite : elle a démontré son efficacité dans divers contextes. Dans ce jeu, ils sont comme des poissons dans l’eau. De plus, il les fait paraître civilisés et sympathiques par rapport aux radicaux qui ne jurent que par la violence. C’est par cette voie que l’AKP en Turquie, Ennahda en Tunisie, les Frères musulmans en Égypte, le PJD au Maroc, sont arrivés au pouvoir, cependant on constate chaque jour que la transformation sociétale voulue par eux n’est pas forcément acceptée par les sociétés turque, tunisienne ou égyptienne, celles-ci adhèrent à certains de leurs projets mais pas tous. C’est la limite des islamistes modérés, ils aspirent au pouvoir, savent l’atteindre par l’entrisme et l’action politique et sociale mais ne savent pas l’exercer pour gouverner. Seuls les islamistes turcs ont su le faire, ils sont au pouvoir depuis dix ans et leurs résultats sont probants, ils leur valent un satisfecit général et cela, il est important de le souligner, sans que jamais ils soient apparus comme étant une menace pour la démocratie turque ou pour la paix et la stabilité dans la région, malgré pourtant une gestion musclée de l’opposition politique interne, de la rébellion kurde, et malgré des relations tendues avec l’Europe lors des négociations en vue de l’accession de la Turquie à l’Union européenne. Mais il est trop tôt pour juger de la situation dans le monde arabe, le « printemps arabe » n’est pas retombé et les nouveaux rapports de force ne sont pas assurés, les islamistes gouvernent encore sous le règne de l’état d’urgence, mais dans le fond ils consolident plutôt bien leurs positions.
D’autres courants islamistes recourent à des méthodes radicales, l’offensive, le harcèlement, la menace, l’escalade dans la violence et la terreur, pour subjuguer les populations et obtenir d’elles une soumission totale, immédiate, démarche que nous avons vue à l’œuvre en Somalie, en Afghanistan, en Algérie, dans le nord du Mali lorsqu’il était contrôlé par AQMI, dans les provinces musulmanes du Nigeria dominées par le groupe jihadiste Boko Haram.
De telles idées extrémistes existent dans toutes les sociétés, elles sont généralement marginales et portées par des partis très hétéroclites dans leurs effectifs et confus dans leurs pensées, et marqués par une tendance irrépressible à se diviser pour des questions de leadership, ce qui en fin de compte les empêche d’atteindre un rang national, mais on a vu au cours de l’histoire que de tels partis marginaux pouvaient en certaines circonstances exceptionnelles prendre une soudaine ampleur et menacer la société dans ses valeurs et ses structures fondamentales. À plusieurs reprises durant le XXe siècle, ils n’ont pas fait qu’effrayer, ils sont arrivés au pouvoir, prenant tout le monde par surprise, l’ont monopolisé et transformé en pouvoir absolutiste, et ont infligé au pays et au monde des souffrances incommensurables dont les cicatrices sont encore vives. C’est lorsqu’ils parviennent au pouvoir que les partis extrémistes révèlent leur vraie nature et leur extrême dangerosité, ils sont alors irrésistiblement conduits à se radicaliser et à s’ériger en dictature omnipotente.
Cela s’est produit, il n’y a pas si longtemps, dans des pays que les structures sociopolitiques internes prédisposaient sans doute à cela (par exemple : la révolution communiste de 1917 qui a trouvé dans les structures féodales de la Russie et de la Chine le creuset et le ferment pour accoucher du stalinisme et du maoïsme, dont le bilan est effroyable, ou la révolution islamique que les archaïsmes des sociétés musulmanes, aggravés par les politiques de régimes despotiques et corrompus, soumis à des intérêts étrangers cupides [Iran], ont transformée en dictatures islamistes qui ont engendré guerres civiles, régression, misère et isolement), mais cela est également arrivé dans des pays où semblables idées n’avaient aucune chance de sortir de la marginalité, au cœur de l’Europe où la démocratie a trouvé dans la crise économique de 1929 et dans ses prolongements de quoi accoucher du nazisme et du fascisme ; c’est pour cela que nous sommes inquiets face à l’avancée implacable de l’islamisme et sa tendance à ne supporter aucune opposition et à se radicaliser devant les difficultés qu’il ne parvient pas à résoudre.
Nous le sommes d’autant plus que les digues censées le contenir sont fragilisées. L’islam, en tant que religion révélée qui enseigne à l’homme « le droit chemin » (es-sirât elmoustaqim) ainsi que l’annonce la première sourate du Coran, la Fatiha, l’Ouverture, est de plus en plus mal connu, même de ses fidèles fervents, et mal enseigné ; on ne sait plus utiliser sa force bienfaisante et normative pour contrecarrer les idées mortifères propagées par les prédicateurs de l’islam radical. La question se pose : d’où viendrait alors cet islam des Lumières qui promouvrait les sociétés musulmanes, et qui l’enseignerait aux fidèles ? Quel islam de paix et de tolérance peut-il sortir des mosquées improvisées, clandestines, échappant à tout contrôle, dont l’enseignement n’est rien de moins qu’un endoctrinement primitif exercé sur des personnes en perte de repères ou en rupture avec leur société ?
La démocratie est un barrage formidable mais elle est en recul jusque dans les pays qui l’ont vue naître, comme en témoignent la montée continue des extrêmes et de l’abstentionnisme dans ces pays et l’apparition concomitante d’un islamisme endogène fortement revendicatif, ce qui se conçoit, mais aussi, conséquence de ses connexions multiples avec l’internationale islamiste, fasciné par la violence et de plus en plus tenté par le jihad international.
Et tout cela s’inscrit dans un contexte mondial des plus anxiogènes : une crise économique forte durablement installée, un environnement en dégradation continue, une montée constante de l’insécurité et du sentiment d’insécurité, une mondialisation sans éthique qui s’avère être une énorme machine de spéculation échappant elle aussi à tout contrôle institutionnel démocratique.
De plus, un peu partout, et paradoxalement dans les pays de vieille démocratie, le politiquement correct, inspiré par la peur ou le souci de ne pas exacerber les tensions entre les communautés, fait des ravages. Il empêche le vrai débat et l’émergence de contrepoids aux intimidations des uns et des autres. Aux yeux des radicaux, cette retenue est vue comme la preuve que la société est prête à capituler, qu’il suffit de la pousser pour qu’elle se brise.
[...] Mais, en vérité, les islamistes sont versatiles et opportunistes, ils butinent à leur gré dans l’immense arbre de l’islam, prenant ceci à tel courant (sunnisme ou chiisme), cela à telle secte ou telle doctrine (wahhabisme, mouvements réformistes divers comme celui des ulémas algériens du cheikh Ben Badis…), ou à tel épisode glorieux de l’histoire des Arabes, ou encore à tel grand théologien ou érudit (anciens comme ElBoukhari, Ibn Taymiyya, Ibn Tumert, plus contemporains comme Djamal Eddine el-Afghani, Hassan el-Banna, Sayyid Qutb ou Saïd Ramadan, dont l’un des fils, Hani, dirige aujourd’hui le Centre islamique de Genève et l’autre, Tariq, est un islamologue réputé conseiller de plusieurs institutions nationales et internationales — ils sont également les petits-fils de Hassan el-Banna, ou Sayyid Abu al-Maududi, ou Youssef al-Qaradâwî, chef spirituel des Frères musulmans qui officie aujourd’hui à partir du Qatar et d’Al Jazeera, télévision phare pour le monde arabe et musulman…) ; ils puisent aussi chez les grands cheikhs d’Al-Azhar faisant autorité dans le fiqh, la jurisprudence islamique, et en cas de refus de ces maîtres (ce qu’ils font parfois, et c’est à leur honneur car refuser aux potentats arabes et aux islamistes est dangereux), ils font appel à des exégètes sans conscience ni qualifications qui n’hésitent pas à commettre des faux en écritures saintes pour les servir et se faire un nom dans le milieu jihadiste toujours à la recherche de nouveaux guides, de nouveaux héros. Les islamistes pratiquent une sorte de self-service opportuniste qui leur permet de s’adapter à toutes les situations. C’est ainsi que s’attaquer à des populations civiles, dont les femmes et les enfants, a été légitimé comme acte de guerre sainte, de jihad sacré, par des exégètes qui non seulement trahissent les enseignements explicites du Coran et du Prophète en la matière, mais recourent pour leur démonstration à des hadiths jugés apocryphes par tous les grands courants de l’islam, voire à des faux fabriqués pour la circonstance, sur l’idée : Qui n’est pas avec nous est contre nous et contre Allah et doit être combattu et exterminé, ainsi que son engeance. Ainsi l’avaient déclaré les islamistes algériens du FIS, et cela a été endossé par les autres islamistes. Et le pouvoir y a répondu de la même manière : Qui n’est pas avec nous est contre nous et sera exterminé.
L’islamisme d’aujourd’hui est une vaste nébuleuse dans laquelle il est difficile de se retrouver, même pour un spécialiste, et de voir les liens qui articulent ses différentes structures et quelle coordination existe entre les multiples organisations islamistes, celles-ci ne se définissant jamais comme islamistes mais comme islamiques et très souvent, voire toujours, ne faisant état d’aucun objectif politique dans leurs missions officielles. De plus, les structures formellement constituées se prolongent souvent dans des structures informelles. Ainsi, autour d’une institution islamique formelle classique, anodine, une mosquée par exemple, peuvent graviter plusieurs structures, religieuses, éducatives, commerciales, financières, les unes formellement constituées, les autres sans statut légal, chacune d’elles pouvant se prolonger dans d’autres structures, plus ou moins permanentes, plus ou moins formelles, voire secrètes, sans lien organique entre elles mais le tout constituant un corps vivant sans forme précise, parcouru cependant par le même influx nerveux et visant des objectifs précis. Au sein de la mouvance islamiste, les alliances entre les différents groupes se nouent et se dénouent sur un mot, un coup de téléphone. Ce faisant, elles changent de nom, de chef, de lieu, ce qui rend difficile toute traçabilité.
Par un tropisme propre au monde arabe qui tend à multiplier les structures religieuses pour montrer sa foi et son engagement (la bigoterie fait intrinsèquement partie de l’univers musulman), mais cela tient aussi à son organisation tribale, chaque tribu agissant pour son propre compte, et pour des raisons de sécurité, les réseaux sont souvent doublés par d’autres réseaux, actifs ou dormants, concurrents ou complémentaires. Le monde islamiste est mouvant et très réactif, il se bricole au jour le jour, il évolue sans cesse, au gré des circonstances, de la personnalité des dirigeants qui raisonnent en chefs de guerre, en commerçants, en éducateurs, en imams, en prédicateurs et exégètes. Il ne faut pas oublier que les islamistes se consacrent à temps plein et prioritairement à leurs activités militantes au sein des structures auxquelles ils sont affiliés. La religion et le jihad passent avant tout. À cette dose, ils sont pris dans une sorte d’envoûtement macabre qui les rend sourds au monde. De là peut-être vient l’appellation de « fous d’Allah » avec laquelle on les désigne souvent.
[...] Tous les États musulmans ont, à un moment ou à un autre, été des vecteurs de propagation de l’islamisme. Ils l’ont fait en connaissance de cause, pour faire barrage à la montée de l’idéologie communiste, venue de Moscou, qui au final a quand même pu prendre pied et s’installer dans plusieurs pays musulmans, ou pour briser la montée des revendications démocratiques inspirées par l’Occident, dont les idées ont pu également pénétrer la société et accrocher certains milieux (femmes, professions libérales, intellectuels, syndicats, étudiants). Les États musulmans ont fait de l’islam la « religion d’État » et ainsi l’ont géré comme un programme de propagande de masse mis en œuvre par les apparatchiks du parti et la police politique.
La porte a été ouverte aux prédicateurs islamistes qui très vite ont formé des armées de militants, aussitôt lancées à l’assaut des communistes et des démocrates. Cette politique a été pratiquée d’un bout à l’autre du monde musulman. Et plus la force mobilisatrice du nationalisme qui avait mené aux indépendances faiblissait, plus les pressions internationales pour une démocratisation de ces pays augmentaient, et plus le recours à la religion dans sa version la plus conservatrice et la plus xénophobe était renforcé. Dans tous ces pays, il y a eu à un moment ou à un autre une opération d’expulsion des étrangers, chacun l’habillant d’un discours patriotique propre ;
« algérianiser », « marocaniser », « égyptianiser », « arabiser » ont été des mots d’ordre à la mode.
Au final, les régimes en place ont tenu et perduré à l’ombre de l’islam qu’ils instrumentalisaient et de l’islamisme qu’ils combattaient d’une main et encourageaient de l’autre. Dans cette lutte sourde et violente, les démocrates et les communistes ont été laminés, beaucoup ont été assassinés ou se sont exilés, ce qui a renforcé d’autant l’emprise des islamistes sur la société et facilité la politique d’entrisme qu’ils mettaient en œuvre à travers des partis islamistes modérés créés à cet effet pour séduire les classes moyennes. Le plan se retournait contre ceux qui l’avaient conçu, les islamistes leur échappaient, ils jouaient à leur propre jeu et ils savaient y faire.
[...] Avec la radio, les cassettes audio et vidéo, puis la télévision et Internet, les islamistes disposent aujourd’hui de l’ensemble des moyens pour faire circuler leurs idées et leurs mots d’ordre. L’efficacité d’une télévision comme Al Jazeera, fortement influencée par les islamistes, n’est plus à souligner. Dans le domaine de la prédication, ils disposent de nombreuses stations de radio et de télévision spécialisées qui connaissent des audiences extrêmement élevées d’un bout à l’autre de l’année.
[..] La « rue arabe »
La « rue arabe » a largement acquis sa place de média spécial. Son efficacité est redoutable et les islamistes savent en user en maîtres, beaucoup mieux que ne le faisaient les régimes de dictature précédents lorsqu’ils voulaient envoyer un message au monde occidental. Ils arrivaient à rassembler des foules considérables mais des foules amorphes, encadrées par des haies d’apparatchiks et de policiers peu discrets. Au contraire, la « rue arabe » livrée aux islamistes a un côté éruptif et spontané très convaincant. Ces manifestations durant lesquelles on brûle des drapeaux et on assiège des ambassades occidentales produisent toujours leur effet : elles provoquent toutes les réactions attendues, d’autant que les télévisions internationales s’y intéressent de près et les passent en boucle. Ensuite Internet, la blogosphère et les réseaux sociaux s’en emparent et c’est le déluge. La « rue arabe » est devenue la « rue islamiste ». C’est un changement fondamental, c’est au nom de l’islam que parlent dorénavant les peuples arabes et non plus au nom du nationalisme et de la lutte contre l’impérialisme.
L’affaire des caricatures de Mahomet, publiées par le journal danois Jyllands-Posten, est venue changer la donne. Elle a mis en évidence deux choses essentielles.
La première est que la « rue islamiste » n’avait en fait rien de si spontané ; comme avant sous le règne des anciens régimes, elle obéissait à des injonctions précises venant d’un centre de commandement. En l’occurrence, la « rue arabe » n’a réagi que plusieurs semaines après la publication des caricatures, comme si elle attendait un ordre qui tardait à venir. Cette affaire, comme nulle autre, a été émaillée de rebondissements, de manifestations aux quatre coins du monde, de procès judiciaires, de crises diplomatiques, de boycotts et de guerres commerciales internationales, et a montré à quel point étaient grandes les capacités des islamistes à profiter des situations qui s’offrent à eux pour concevoir des scénarios catastrophes et imposer leur jeu au monde entier. C’est un message très fort qui a été envoyé au monde : « L’islam est sacré, personne ne peut le critiquer impunément. »
La seconde est que, pour la première fois, un phénomène de ras-le-bol est apparu en Europe devant les menaces islamistes. Plusieurs journaux européens, en France, au Danemark, en Suède, en Allemagne, en Espagne (Charlie Hebdo, Brussels Journal, Magazinet, Die Welt, Der Tagesspiegel, Berliner Zeitung, etc.), ont diffusé ces mêmes caricatures et d’autres encore pour manifester leur soutien au Jyllands-Posten et pour affirmer leur engagement à défendre la liberté d’expression mise à mal par les islamistes.
Nonobstant, la « rue islamiste » s’est imposée en occupant quasi quotidiennement les télévisions et Internet, elle a forgé une opinion publique islamiste partout dans le monde et pas seulement dans les pays arabes et musulmans, qui entend se dresser et dire sa colère chaque fois que l’islam est critiqué où que ce soit et par qui que ce soit.
[...] L’émigration, ou l’échec des politiques d’intégration
Comme le développement de l’islamisme dans les pays musulmans est quelque part le résultat des politiques calamiteuses des régimes qui gouvernent ces pays, on peut penser que le développement de l’islamisme dans le monde occidental est le résultat de politiques inadéquates de l’émigration et de l’intégration.
On relève que, dans la plupart des cas, l’appel à la maind’œuvre étrangère (du Maghreb et d’Afrique noire) avait pour but de faire l’appoint de la main-d’œuvre locale mais aussi, voire surtout, d’exercer une pression à la baisse sur les salaires et les avantages sociaux afin de maintenir la compétitivité du pays et des entreprises mise à mal par des politiques sociales très généreuses et des dépenses publiques excessives, financées par la dette et de plus en plus par l’appauvrissement de pays du tiers-monde. Les politiques d’intégration n’avaient dans ces conditions aucune chance de réussir, les émigrés devaient rester la variable d’ajustement d’économies qui n’avaient plus d’autres flexibilités (structurelles, monétaires, budgétaires, fiscales ou autres). Si les premiers émigrés ont accepté cette situation, par peur d’être mis au chômage ou renvoyés dans leurs pays et de perdre leurs maigres droits sociaux, leurs enfants nés dans ces pays ne pouvaient l’accepter, encore moins leurs petitsenfants. Des politiques correctives (ascenseur social, discrimination positive, formation, etc.) ont quelque peu amélioré la situation des nouvelles générations mais n’ont pas supprimé l’humiliation que les enfants ressentent de voir leurs parents exploités et rabaissés à ce point. Les idéologues islamistes l’ont bien compris, l’humiliation est un levier puissant qu’il est facile de manipuler. En leur offrant de la religion et une autre vision des rapports politiques dans le monde, ils canalisent leur colère vers des objectifs transcendants exaltants et leur font accepter jusqu’à l’idée de mourir en martyrs.
La crise économique, la montée des égoïsmes et de l’extrême droite ont accéléré le processus, des fiefs islamistes se constituent, ce qui facilite le recrutement et la sécurisation du groupe, et tout naturellement se lient aux partis islamistes les plus en vue, ceux qui ont le discours le plus revendicatif étant les plus écoutés.
C’est la conjonction de ces six vecteurs qui a permis à l’islamisme radical de se développer si vite au sein des populations arabes. Celles-ci étaient allées de mirage en mirage, de désillusion en désillusion, ni l’indépendance de leur pays, ni les politiques socialistes ou capitalistes mises en place par leurs gouvernements pour développer leurs pays, ni l’émigration et l’intégration dans les pays riches et démocratiques ne leur ont apporté ce minimum : une vie décente et digne. L’idée selon laquelle « les musulmans ne demandent que du pain » était assez répandue chez les féodaux arabes comme chez les Européens.
Par son côté systématique et révolutionnaire, par le recours aux enseignements les plus radicaux de l’islam, par sa dénonciation morale et politique de l’Occident et de ses valeurs, par ses conceptions libérales de l’économie et son conservatisme social, par ses promesses édéniques et son incessante exaltation du sacrifice et du martyre, l’islamisme avait de quoi séduire toutes les couches sociales, les pauvres et les riches, les intellectuels et les ignorants, les libéraux et les conservateurs, les bourgeois et les révolutionnaires.
Editions Gallimard