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L’analyse de l’émigration marocaine vers l’étranger, a besoin tout d’abord d’être renouvelée et revisitée. La vision depuis l’indépendance du pays, continue à être dominée par l’approche instrumentale, l’émigration étant envisagée comme une ressource économique avec la prédominance de la perception financière, marchande et utilitariste : des chômeurs en moins, avec comme objectif la paix sociale pour beaucoup de devises en plus. 

Théoriquement et au niveau de la planification ainsi que des politiques économiques, l’émigration est considérée comme un secteur d’exportation et rentrant elle-même dans le cadre du suivi du modèle de développement basée sur les exportations. 

3.2.1- L’énoncé des plans quinq’en aux 
C’est ainsi que le Plan Quinquennal marocain 1968-1972 envisageait l’émigration vers l’étranger en ces termes : «Des facteurs surtout psychologiques et administratifs ont jusqu’ici entravé l’extension de l’émigration. Celle-ci sera dirigée à la fois vers les pays d’Europe et vers certains pays méditerranéens. Cette action aura trois effets principaux : elle permettra un accroissement des rentrées des devises qui financera en partie des investissements intérieurs ; l’emploi d’une partie de la population qui ne peut être absorbée à l’intérieur de nos frontières sans augmentation de la main-d’œuvre dans des secteurs improductifs ; la construction d’un groupe plus important de nationaux ayant acquis à l’étranger des qualification professionnelles et des attitudes favorables à l’esprit d’entreprise et au développement économique…L’objectif à atteindre sera une augmentation des travailleurs à l’étranger à la fin de la période quinquennale » (voir page 93). 

L’émigration marocaine constitue en quelque sorte une forme d’exclusion sociale et régionale des politiques publiques de développement, dans la mesure où l’exclusion massive du marché du travail a marqué le modèle de développement mis en œuvre, les migrations constituant pour certains exclus du marché du travail l’alternative de sortie de l’impasse, l’issue de secours. 

Durant cet âge d’or de l’émigration opérée par le Maroc, en tant que véritable pays exportateur de main- d’œuvre, cette expatriation était considérée en effet comme une véritable industrie lucrative d’exportation, telle que la concevait le Plan Quinquennal marocain 1973-1977 : «Le développement des exportations s’avère une nécessité inéluctable et une condition du décollage économique(…) le développement des exportations ne concerne naturellement pas seulement le secteur industriel, mais également les secteurs primaire et tertiaire. L’émigration des travailleurs à l’étranger et l’accueil de touristes au Maroc sont, en dernière analyse, équivalents, sur le plan économique, à une exportation d’une production réalisée au Maroc » (volume 1, page 48). 

L’émigration a été ainsi conçue notamment comme une véritable « poule aux œufs d’or », une variable d’ajustement, grâce en particulier aux rentrées de devises, engendrant des « devisars », ce qui avait fait dire à un ancien ministre du Travail, Mohamed Arsalane Al Jadidi, lors d’une intervention à la Chambre des Représentants à Rabat le 26 décembre 1978 : «c’est un motif de fierté pour nous et un orgueil de constater que les transferts vers le Maroc des travailleurs marocains à l’étranger, dépassent de très loin les rentrées de devises au titre du tourisme ou des phosphates ». 

En conséquence et au niveau pratique, « la politique d’émigration sera poursuivie dans le cadre de conventions de main-d’œuvre » qui étaient des accords de tri et de sélection, dont le cinquantenaire pour les Pays-Bas a été commémoré cette année par EMCEMO (14 mai 1969) et pour d’autres pays, la commémoration du cinquantenaire a eu lieu quelques années auparavant, en fonction de la date de signature : Allemagne (23 juin 1963), France (30 juin 1963), Belgique (17 février 1965). 

3.2.2- Une logique qui perdue 
En dépit de la prise en considération partielle, par la suite, du caractère multidimensionnel de la communauté marocaine établie à l’étranger et notamment des aspects droits humains, cette conception managériale et gestionnaire de l’économie et cette conception mercantile, fonctionnelle et utilitariste de l’émigration, en termes de vision « exportatrice » ont continué à prévaloir. C’est ainsi que, dans une communication présentée à Rabat le 26 janvier 2012 à l’Institut royal des études stratégiques (IRES) avec pour titre « l’impact des crises sur la migration marocaine », Abdellatif Maâzouz, alors ministre chargé des Marocains résidant à l’étranger, optait dans une vision d’avenir pour l’intensification des départs du Maroc vers l’étranger, en mettant en œuvre des «mécanismes permettant le passage d’une migration subie à une gestion anticipative des flux migratoires par une diversification concertée de l’émigration vers les zones de croissance ». 

Le ministre explicitait concrètement sa position. Pour l’avenir et face à la crise qui secoue les pays développés, il fait de celle-ci une opportunité ouvrant des «niches » sur l’extérieur, un moyen efficace et une « piste intéressante à explorer » pour l’augmentation des contingents de travailleurs marocains à l’étranger : «La crise pourrait favoriser de nouvelles formes de migration à organiser en concertation avec les pays d’origine : migration saisonnière, migration temporaire, migration Circulaire, trois formes de migrations encouragées par l’Union européenne, car n’ayant pas vocation à maintenir durablement le migrant dans des pays d’accueil (voir les accords signés par l’ANAPEC au Maroc) ». 

Cette vision « exportatrice » se retrouve dans la note de cadrage de l’étude « Stratégie nationale en faveur des Marocains résidant à l’étranger à l’horizon 2030 » préparée par son département sous sa supervision, avec comme partenaires l’Institut royal d’études stratégiques (IRES) et le CCME. 

Les objectifs de l’étude étaient en particulier de ressortir des recommandations de politiques publiques en matière d’émigration, notamment en termes « de la préparation à la migration (…) des mesures qui permettent d’identifier et de combler les besoins du marché du travail (sous entendu externe) du programme de migration temporaire, circulaire et permanente induite par l’offre et la demande, du mode de coordination et de gouvernance et du dispositif juridique y afférant ». 

3.2.3- La « coopération avec l’Allemagne en été 2019 
N’est-ce pas cette approche qui a été initiée au Maroc en été 2019 pour former du personnel médical et soignant marocain demandé en Allemagne ? En effet, le 2 juillet 2019 a été lancé le programme allemand en sciences de la santé par l’Ecole supérieure des sciences de la santé (ESSS) à Casablanca, en partenariat avec notamment la Société allemande pour l’éducation et le travail (GBB), l’Institut Goethe, l’Université de médecine de la charité de Berlin et le Centre allemand des affaires. 

Dans le cadre de la rentrée universitaire 2019-2020, le programme de recrutement cible cinq catégories qui participent toutes, de l’exportation des compétences alors que le Maroc en a grandement besoin au niveau de toutes les régions : 

Les titulaires du baccalauréat peuvent s’inscrire au programme de formation initiale qui leur permettra l’intégration du marché de l’emploi en Allemagne avec l’obtention du diplôme (formation initiale). 

Les médecins sont également concernés par ce programme. Cela leur donnera accès au marché de l’emploi allemand ou au cursus d’études de spécialisation médicale (formation continue). 

Les infirmiers peuvent rejoindre le programme allemand dans une perspective d’insertion professionnelle en Allemagne (formation continue). 

Les professionnels de la rééducation à savoir kinésithérapeutes, orthophonistes, psychomotriciens, ou encore les diététiciens sont ciblés par le programme dans l’objectif d’une insertion professionnelle (formation continue). 

Enfin les infirmiers auxiliaires qui seront amenés à suivre une formation continue. 

Comme on le montrera plus loin, pour des raisons notamment méthodologiques et organisationnelles, cette étude IRES ne sera jamais achevée … 

3.3- Le pourquoi d’un Nouveau modèle de développement au Maroc 
Concernant l’impératif de renouvellement du modèle de développement au Maroc, rappelons d’abord le but tracé et le mode opératoire envisagé par le discours royal d’ouverture de la session parlementaire le 13 octobre 2017 : «Nous invitons le gouvernement, le parlement et les différentes instances concernées, chacun dans son domaine de compétence, à reconsidérer notre modèle de développement pour le mettre en phase avec les évolutions du pays. Fidèle à l’approche participative dont nous nous prévalons toujours pour aborder les problématiques nationales majeures (…), nous appelons à ce que soient associés à ce processus de réflexion, l’ensemble des compétences nationales, des acteurs sérieux et des forces vives de la nation. En outre, nous appelons tout un chacun à faire montre d’objectivité en appelant les choses par leur nom, sans complaisance ni fioriture, et en proposant des solutions innovantes et audacieuses (… ) ». 

Les objectifs assignés à la reconsidération du modèle de développement à la lumière des évolutions que connaît le Maroc en ce domaine, ont été précisés par le message royal adressé 19 février 2018 au troisième Forum parlementaire sur la Justice sociale, à savoir une «réflexion nationale » sur le nouveau modèle de développement, « l’élaboration d’une vision intégrée de ce que serait à la fois le modèle politique, économique et social de notre pays et le système de gouvernance centrale et territorial, envisagée sous tous ses aspects y compris le dispositif juridique qui le régit ». 

S’agissant par ailleurs du profil des contributeurs possibles à cette réflexion d’envergure, le champs tracé est très vaste avec une démarche inclusive très large, renvoyant à tous les acteurs sociaux et à tous les citoyens, sans exclusive, si ce n’est le sérieux, l’objectivité et la crédibilité: «la refonte du modèle de développement (au Maroc) est l’affaire de tous les Marocains et de l’ensemble des forces vives de la Nation : individus et institutions, partis et syndicats, société civile et organisations professionnelles (…) Il est possible à tout à chacun d’apporter son concours à cette entreprise en proposant des idées constructives, en toute liberté et avec la plus grande objectivité. De fait, cette réflexion nationale d’envergure n’est assujettie à aucune limite ni à aucune condition, dans la mesure où elle s’inscrit dans le respect de la Constitution et des constantes nationales qui sont prévues. De cet effort collectif, nous attendons qu’il induise un renouvellement en profondeur des logiques de réflexion et des modalités d’appréhension des questions de développement et de gestion de la chose publique ». 

Le champ de remise en cause collective et d’implication des parties prenantes est par conséquent très vaste, renvoyant à tous les thèmes fondamentaux et questions vitales qui concernent le présent et le futur du Maroc dans tous domaines, y compris au plan politique et institutionnel, car le développement est tributaire également du système politique et par extension, du modèle de gouvernance. Voilà pourquoi, ces thématiques sont interdépendantes : la démocratie, le mode de régulation et les formes de gouvernance, le pluralisme, les outils et approches du système de représentation politique. Ils méritent d’être posés, questionnés, discutés sans tabou, en libérant la parole. Inscrivons-nous dés lors dans cette démarche inclusive en saisissant l’opportunité de ce processus de concertation générale relatif au choix du nouveau modèle de développement du Maroc pour apporter de manière franche, responsable et constructive, notre contribution citoyenne en tant que chercheur en migration, la réflexion collective se poursuivant encore. 

Dans cette optique constructive ouverte sur l’avenir, tenons compte d’abord du fait qu’un modèle de développement n’est pas un plan de développement, mais l’expression d’une vision longtermiste avec des grands choix et des orientations fondamentales qui transcendent les clivages partisans et les majorités politiques conjoncturelles. 

Par ailleurs, il s’agit moins de réformer un secteur proprement dit ou de le dynamiser, que de proposer un nouveau modèle de développement national. Mais méthodologiquement, la vision d’ensemble relative à la conception de ce nouveau modèle, qui doit être un travail collectif et faire l’objet d’une synthèse consensuelle par le biais d’un mécanisme participatif adéquat, telle l’organisation d’un colloque national comme le propose le Parti du Progrès et du Socialisme (PPS), doit se nourrir également de la réflexion approfondie sur la place des secteurs concernés dans ce nouveau modèle, ainsi que des axes de rupture ou d’amélioration et des pistes de réforme dans ont besoin plusieurs secteurs, régions ou branches. Ainsi en est-il de la migration internationale pour le Maroc (immigration et émigration), domaine transversal et structurant par excellence, qui nécessite une approche holistique, telle que prônée par ailleurs et suivie par l’Agenda Africain sur la Migration.
            
3.4- Dimensions non économiques du développement 
En second lieu, le développement tel qu’il doit être envisagé, ne se cantonne pas aux aspects économique, financier ou social. S’agissant des citoyens MRE, leur rôle dans la réussite du pari du développement ne peut se limiter aux aspects suivants comme le fait la soi-disante « Stratégie Nationale en faveur des Marocains du Monde », publiée sur le site officiel du ministère chargé des MRE et des affaires de la migration : 
  • Mobilisation des compétences des MDM (Marocains du Monde) ; 
  • Développement des investissements des MDM au Maroc ; 
  • Mobilisation des MDM dans le cadre de la diplomatie économique ; 
  • Contribution des MDM au développement social du Maroc ; -Défense des intérêts du Maroc dans les pays d’accueil. 
Or la contribution des citoyens MRE au développement du Maroc, doit être étendue également aux dimensions notamment écologique, institutionnelle, politique, démocratique et culturelle. Dans le même esprit, toute réforme dans le champ migratoire relatif aux citoyens MRE, sera sans effet si elle n’est pas intégrée à tout un ensemble de réformes politico-économico-socialo- institutionnelles. 

Le modèle politique en particulier, souffre de graves lacunes qui doivent être surmontées pour pouvoir trouver des solutions aux problèmes sociaux et économiques. Mais le débat n’étant pas uniquement ou purement technique, comment à l’intérieur du Nouveau Modèle du développement du Maroc, peut-on ficeler le nouveau modèle politique, y compris en liaison avec le dossier des citoyens MRE, pour mettre fin à des années de tétanisation, de renoncement et de discrédit ? Le manque d’un réel débat collectif sur les sujets de grande importance comme le dossier des citoyens MRE, ne fait qu’empirer la situation. La langue de bois et les altermoiments sont de moins en moins tolérés par l’opinion publique ainsi que par la communautè des citoyens marocains établis à l’étranger. Totalement improductive est l’approche suivie par les tenants du lobby anti-participationniste, qui consiste à reproduire des clichés comme éléments de langage relatifs aux droits politiques des citoyens MRE par rapport au Maroc, qui sont repris en chœur et répercutés à travers divers canaux, en particulier par des responsables institutionnels. 

De plus, il est difficile de concevoir au Maroc un nouveau modèle de développement plus performant que l’actuel, sans recherche scientifique et sans l’apport de la communauté scientifique, aussi bien celle à l’intérieur du pays, que parmi la Jaliya, avec un agenda national de la recherche en migration, qui interpelle non seulement tous les départements et institutions nationales concernées par le domaine migratoire, mais aussi les universités et le collectif des chercheurs en migration (de l’intérieur du Maroc et parmi la communauté marocaine à l’étranger) toutes disciplines confondues. 

3.5- Éléments de continuité et éléments de rupture 
En troisième lieu, prenons en considération le fait qu’il ne s’agit pas d’effacer l’ensemble de l’existant, de faire «table rase » de tout, en fournissant un avis sentencieux, affirmant qu’à l’intérieur de ce modèle global de développement, le «modèle MRE » ou «système MRE » ait échoué sur tous les plans. Il s’agit de procéder parfois à un remodelage et réadaptation sur certains aspects, d’identifier des points de blocage, d’avoir la capacité d’être inventif, de capitaliser sur le réalisé dans la mesure où il y a eu des processus irréversibles positifs mis en place qui sont à inscrire dans la continuité. Il en est ainsi de l’existence d’un département ministériel dédié, la création d’un certain nombre d’institutions nationales spécifiques, l’introduction d’un certain nombre de dispositions dans la Constitution rénovée de 2011. Il y’a par conséquent, un certain nombre de réalisations accomplies, d’acquis obtenus dans le domaine relatif à la communauté marocaine établie à l’étranger et des avancées, certes mesurées, mais qu’il ne faut pas sousestimer. De ce fait, la logique de continuité sur certains aspects, doit prévaloir au même titre que la logique de rupture sur d’autres aspects. 

Si comme l’écrit à la page 89 le Rapport 2018 sur la SNIA déjà mentionné, « le Maroc a une longue expérience en matière de gestion des affaires de la Diaspora » pour justifier le fait qu’ «il se positionne davantage comme modèle de pays du Sud ayant réussi à mettre en place une politique migratoire globale, basée sur le respect des droits de l’Homme et visant l’intégration des migrants», force est de relever la nécessité d’entreprendre le bilan de cette expérience publique en direction des citoyens MRE afin d’améliorer ce qu’il y a lieu de l’être au niveau des politiques publiques y afférent, d’entreprendre les réorientations qui s’imposent et de procéder aux ruptures nécessaires. 

Il s’agit par exemple d’introduire des ruptures dans les modes de gouvernance actuels du dossier MRE et des institutions qui en ont la charge, de même qu’une rupture avec la vision sécuritaire relative aux droits politiques des citoyens MRE comme nous le montrerons dans une partie des développements qui suivent à partir de l’édition de demain. 

Abdelkrim Belguendouz 
Universitaire à Rabat, chercheur en migration 

Demain : 4- Quatorze préoccupations et interpellations centrales (6/10). 









 
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