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Comptages quotidiens macabres, toxicité du voisin, prévisions apocalyptiques, images morbides en boucle : sous couvert de protection contre le Covid-19, les médias ont organisé la terreur sanitaire au sein d’une population française prise pour aussi mûre qu’un enfant en bas âge. Devenus l’interlocuteur unique d’une audience confinée pendant deux mois, ils ont fini par absorber la réalité. 

Des mois de maladie et de confinement ont amené des populations entières à dépendre davantage des médias pour s’informer, réfléchir, discuter et travailler. Même si la diffusion de la presse écrite a été pénalisée par les mesures de confinement, rarement leur consommation a été aussi forte : journaux, chaînes classiques de radio et télévision, vidéos sur Internet, réseaux sociaux, informations en continu, forums et visioconférences, la planète multi médiatique vrombit comme une ruche géante de messages échangés. Dans quelle direction actes et pensées sont-ils stimulés ou influencés? Difficile de répondre, même en passant au crible les milliers de références thématiques de Google Actualités sur plus de quatre mois. Sauf sur un point : le média-monde a bien été un producteur de l’événement, lui imposant un sens intolérable et l’alignement d’une majorité des États sur une même politique sanitaire d’exception. 

Se posant comme le chœur d’un théâtre tragique installé entre le public et les professionnels pour leur renvoyer leurs positions mutuelles, l’information mondialisée fait apparaître deux forces principales en présence : gens de savoir et de décision d’un côté, peuples et « patients» de l’autre. Mais, tous branchés et assujettis à la nouvelle condition électronique du genre humain, publics et acteurs ne se trouvent-ils pas confinés ensemble dans l’enclos d’une même instance médiatique ? 

L’une de ses manifestations les plus spectaculaires n’a échappé à personne : les courbes, cartes et graphiques relatifs à l’épidémie, les ordonnances de confinements, de quarantaines et de fermetures frontalières, qui ont captivé et nourri quotidiennement l’ensemble des médias de la planète. Ces infographies au travers desquelles on produit la réalité (plutôt que l’inverse), au point que la stratégie mondiale de lutte contre le Covid-19 se nomme « aplatir la courbe », constituent désormais à la surface de la planète média un analogue sanitaire des bulletins météo ou des cours de la Bourse, interprétés en temps réel puis discutés dans des comètes conversationnelles. 

Une technoscience idéalisée 
Fondés sur des chiffres partiels, partiaux et parcellaires, ces indicateurs de R0 (nombre moyen de personnes infectées par une personne elle-même touchée par le virus), de taux de mortalité, de nombre de malades, de décès, de patients en réanimation, etc., retiennent continuellement une attention inquiète. La comparaison internationale s’avère encore plus éloquente quant à l’impossibilité d’un savoir exhaustif. On se doute que les incessantes batailles de chiffres publiés sur l’inclusion ou non de telle catégorie de décès ont pour but (compréhensible) d’éviter la honte d’un résultat plus « mauvais » que celui du voisin. On peut dès lors s’attendre à ce que les planètes média et sanitaire fusionnent pour créer les instruments d’une lecture universelle immédiate de toutes les données sûres de contamination et de décès. 

Sur la propagation du virus, les médias se gardent d’accréditer des informations qui remettent en cause la doctrine gouvernementale et la nécessité du confinement – comme, par exemple, l’hypothèse d’un moindre impact de l’épidémie, dans nombre de pays chauds et humides, sur des populations coupées des flux d’échanges et jeunes. Mais la méfiance n’offre qu’un ressort limité : il faut aussi rassurer, faire la part des espoirs qui se font jour dans la population et des promesses des industries pharmaceutiques. Les journalistes relaient passivement les règles supposées toujours vertueuses de la « méthode scientifique » visant la découverte du remède « enfin crédible ». Ils ignorent volontairement la part toujours importante de faible réplicabilité des expériences et des protocoles de preuve, ou encore la non-fiabilité de nombreux tests positifs ou négatifs. 

L’expectative versatile du chœur médiatique aboutit ici à un paradoxe : elle conforte la croyance en une technoscience idéalisée, tout en étant prompte à accabler ceux qui ont déçu par des annonces prématurées ou qui contestent la pharmacologie officielle. Le soupçon de charlatanisme accompagne la foi technophile comme son ombre. Il pèse sur des ingénieurs chercheurs qui ont eux aussi besoin de liberté (de se tromper et de rebrousser chemin), quelle que soit l’urgence de la commande. 

Les annonces des autorités sur les limitations des libertés ordinaires poursuivent une orientation médiatique similaire aux chiffrages, mais d’une autre manière. Elles éveillent davantage de passions et de controverses, inspirées par la divergence d’intérêts légitimes, mais aussi par des analyses opposées de la justesse (ou des erreurs) des politiques publiques. Ainsi de la fameuse dispute sur l’application de traçage des populations. Quant au débat entre «immunisation de groupe» (soutenue davantage en pays d’Europe du Nord) et «isolement », il fait médiatiquement long feu, peut-être face à la suspicion d’irréalisme de la première option et à l’aveu dérangeant que celle-ci pouvait marquer, comme en Suède, la préférence non pas à l’économie plutôt qu’à la vie, mais à la liberté plutôt qu’au sanitaire. 

S’agissant des décisions qui s’imposent comme ordre légal, politique ou militaro-policier à toute une population (état d’urgence, confinement), on admet d’abord leurs justifications officielles, partout reprises, tel le célèbre « aplatissement de la courbe» pour « désengorger les urgences ». Puis un doute prudent s’instille derrière micros et caméras. En même temps qu’il accompagne la politique, le média accepte de moins en moins l’hésitation et la « cacophonie » chez les politiques. Alors que le caractère plutôt positif du désaccord est supposé admis en démocratie, parce qu’il modère un activisme hystérique qui peut se révéler plus catastrophique que la maladie. 

Quant au débat sur l’efficacité réelle des politiques de prévention, il cautionne parfois une attitude martiale. Ainsi la publication le 22 avril d’une étude selon laquelle le confinement aurait évité un peu plus de soixante mille décès est aussitôt reprise par le gouvernement et l’ensemble de la presse–sans attendre, cette fois, de confirmation par d’autres chercheurs (2). Il n’en va pas de même pour les effets sanitaires délétères du confinement observés à grande échelle dans des pays comme l’Inde et de manière plus diffuse dans le monde occidental. 

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La mise en scène du pire (l’« épidémie tueuse » reviendra par cycles, le déconfinement sera « pire », l’effondrement guette) forge un consentement par la peur. Cette angoisse ne semble pas déclencher pour autant une remise en cause organique de la société-monde. Bien au contraire s’y fraie une lassitude déjà nostalgique, apitoyée, appelant au « retour »à une normalité perdue qu’il faudrait mériter par une discipline sociale et hygiénique dont chacun serait le gardien. 

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DENIS DUCLOS
Le Monde Diplomatique



 
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