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Les idées transhumanistes et la foi dans “l’amélioration” de l’homme par le progrès scientifique et technologique peuvent résonner comme un rêve d’enfant difficile à prendre au sérieux. Et pourtant elles font partie des moteurs d’un nouvel esprit du capitalisme dont l’épicentre est la Silicon Valley. 

Il se caractérise par une double foi très forte dans la valeur “liberté” et dans le progrès technologique comme voie permettant d’y accéder. Cet enthousiasme quasi religieux sert de moteur d’action à tout un écosystème qui se bâtit les moyens de réaliser un rêve commun grâce aux fortunes vertigineuses de ses grandes figures entrepreneuriales qui sont, fait intéressant, souvent férues de philosophie (Peter Thiel, …). Ce rêve se développe dans tout un imaginaire assez riche du monde de demain, une vision très forte, auxquels ces hommes aspirent et qui leur servent de motivation.

Quels sont les ressorts et origines idéologiques du transhumanisme ? La liberté individuelle est la valeur suprême de tous ceux qui se réclament de l’esprit de la Silicon Valley et du transhumanisme. Mais quelle est exactement leur conception de la liberté ?

Pour comprendre le transhumanisme, il faut d’abord comprendre l’idéologie du libertarisme (ou libertarianisme) avec laquelle il a des liens inextricables, et les réinscrire tous deux dans le contexte d’une certaine continuité de l’histoire américaine et de la pensée occidentale.

Un amour de la liberté radicale ancré dans l’histoire américaine
Les libertarianisme, mouvance radicale du libéralisme apparue dans les années 60, considère la liberté individuelle comme unique fondement de la société qui ne peut souffrir aucune restriction. Partisans d’une société où le marché est le seul élément légitime à lier les gens entre eux, l’objectif des libertariens est l’émancipation du politique et de l’Etat, menaces pour les libertés individuelles. Le progrès d’une société est politiquement associé à la réduction du poids de son État vers le niveau le plus minimal qui soit raisonnable.

Ses principaux représentants aujourd’hui sont les dirigeants des géants technologiques américains qui se rêvent en prochains maîtres du monde non seulement en termes économiques mais aussi et surtout en termes politiques. Ces entreprises estiment que le secteur privé (donc elles-mêmes) est bien plus à même que les Etats de répondre à tous les problèmes et défis que connaît le monde. Les Etats sont même à leurs yeux des obstacles au progrès qu’elles portent.

Toutefois le libertarianisme dépasse largement ses représentants auto-proclamés. C’est en réalité deux choses : une utopie formalisée dans les années 60 généralisant les principes libéraux à toutes les sphères de la vie humaine, et une certaine théorisation moderne d’un esprit typiquement américain et aussi vieux que l’histoire des Etats-Unis.

Si le terme est récent, sa réalité idéologique remonte aux pères fondateurs des Etats-Unis (Jefferson), à ses penseurs historiques (Thoreau, Spooner, etc.) mais aussi aux racines d’un Parti Républicain anti-fédéraliste, antiétatiste, isolationniste et défenseur insatiable des libertés individuelles. Cette posture, devenue impopulaire avec les guerres du XXème siècle qui appellent au renforcement de l’Etat, bascule alors dans le conservatisme et le traditionnalisme. Cela cristallise la création d’un mouvement libertarien se voyant non pas comme une nouveauté, mais comme le protecteur d’un pan entier du rêve américain se trouvant menacé.

Il faut remonter à la notion de frontier pour le comprendre : le rêve américain, c’est l’aventure du far west où les pionniers vivaient dans un cadre proto-étatique, et se rêvaient en seuls maîtres de leur destin. C’est le rêve d’une liberté sans entrave étatique, d’un règne des individus capables de faire société de manière à assurer le bonheur de tous sans intervention d’un Etat, qui n’est finalement à leurs yeux rien de plus qu’une forme de mafia.

Une foi dans la science et la technologie pour augmenter indéfiniment la liberté : la nouvelle frontière
La conception libertarienne de liberté est décrite par Ayn Rand dans The Virtue of Selfishness : « Il n’y a qu’un seul droit fondamental : le droit de l’homme à sa propre vie. […] Le droit à la vie signifie le droit de prendre toutes les actions requises par la nature d’un être rationnel pour la conservation, le développement, l’accomplissement et la jouissance de sa propre vie ». La liberté est ainsi également une liberté absolue que l’individu a sur lui-même. Le libertarianisme a donc naturellement offert un socle et un ancrage idéologique au transhumanisme prolongés dans une foi en la liberté dépassant le projet d’émancipation du politique : la liberté doit être augmentée par la technologie, y compris par des modifications directes sur le fonctionnement de l’être humain. Le champ de nos possibles et de notre puissance doit avoir comme horizon l’infini.

Les progrès scientifiques et les nouvelles technologies sont en quelque sorte la nouvelle frontier au XXIe siècle. Cette conception est aussi liée à l’esprit du capitalisme comme recherche de l’accumulation, qui s’est étendue progressivement à tous les domaines de la vie (objets, photos souvenirs, expériences, …). Le philosophe Hartmut Rosa l’évoque dans Aliénation et accélération : « Selon cette conception de la vie, la vie bonne est la vie accomplie, c’est-à-dire une vie riche d’expériences et de capacités développées. Cette idée ne suppose plus l’existence d’une « vie supérieure » après la mort ; elle consiste plutôt en la réalisation d’autant d’options que possible parmi les vastes choix offerts par le monde. ».

Rosa voit l’accélération de notre rythme de vie rendue possible par l’accélération technologique comme « l’équivalent fonctionnel à la promesse (religieuse) de vie éternelle. […] L’accélération sert ainsi de stratégie pour effacer la différence entre le temps du monde et le temps de notre vie. » Mais cette stratégie est vouée à l’échec et ne s’accompagne que de la frustration de constater que « la proportion d’options réalisées et d’expériences vécues par rapport à celles que nous avons ratées, n’augmente pas, mais chute sans arrêt. ». C’est-à-dire que la prise de conscience des opportunités sans fin d’expériences, qu’offre le monde grâce aux progrès technologiques, rend la perspective de la mort encore plus insupportable : nous n’aurons jamais le temps de vivre tout ce que nous pouvons et voulons.

La liberté de s’augmenter : la “liberté morphologique”
Les transhumanistes n’en sont pas découragés et vivent cette limite comme un simple problème technique à résoudre : l’objectif est de vaincre la mort grâce à la science et ainsi d’effacer définitivement cette « différence entre le temps du monde et le temps de notre vie ». Calico, filiale de Google, est dédiée à ce projet.

Cette ambition va de pair avec une croyance dans la perfectibilité infinie de l’homme par la technologie et la science, augmentant son potentiel de liberté également via des modifications dans le fonctionnement du corps. La combinaison du libertarisme et du transhumanisme donne ainsi naissance au concept de « liberté morphologique », droit transhumain fondamental : celui “d’améliorer” son corps et son esprit par tous les moyens scientifiques et techniques possibles. La croyance en le pouvoir de la science et la de technologie de résoudre tout problème, d’améliorer sensiblement nos existences et de briser tout obstacle imaginable à la liberté individuelle est omniprésente dans le transhumanisme.

Il y a là un enthousiasme quasi-messianique et une foi dans les miracles de la science que nous avons initiée en Europe mais perdue depuis. Cet état d’esprit s’inscrit en effet dans le prolongement de l’esprit des Lumières, puis du positivisme européen, qui a été stoppé net par les deux guerres mondiales mais qui semble être aujourd’hui animé d’un nouveau souffle sur le Nouveau Continent. Le rêve de vaincre la mort prolonge le projet positiviste mais trouve aussi ses racines dans le Discours de la méthode de Descartes qui voit la « conservation de la santé » comme « le premier bien et le fondement de tous les autres » et rêve même de « l’affaiblissement de la vieillesse ».

Les transhumanistes pensent que le progrès technologique doit être orienté vers la perfectibilité de l’homme à la source : son corps et son esprit (quand Descartes n’évoque que le corps). Ils s’inscrivent en cela dans une vision de l’homme comme étant une machine, certes complexe, mais que l’on peut améliorer et réparer à sa guise. Il n’y a rien dans le corps et l’esprit humain qui ne puisse se rapporter in fine à des mécanismes chimiques ou physiques compréhensibles. Nous sommes ici face à des scientifiques qui imaginent pouvoir à terme transférer l’esprit sur une clé USB…

Il y a une réelle fascination pour la beauté de la machine. L’homme est imparfait, tombe malade, peut être moralement corrompu, alors que la machine, elle, est parfaite. On est dans un réel imaginaire de la toute-puissance de la science et de la technologie. Tous nos problèmes, même la mort, se rapportent à des problèmes techniques et scientifiques.

Une liberté de machine qui évacue la question de la responsabilité : une fuite en avant par la technologie ?
La liberté est donc prise d’abord comme faculté d’atteindre certaines fins. La question philosophique de l’autodétermination et de la liberté de choix semble évacuée. Et pour cause, dans quelle mesure des titans capitalistes comme Facebook ou Google pourraient-ils être concernés par cette question, quand le cœur même de leur travail est d’attirer l’attention du consommateur via des stimulations psychologiques et le pousser à consommer ? La dynamique même de la société de consommation à laquelle ils participent va à l’encontre des idéaux de liberté comme autonomie.

Plus que jamais les géants du net nous soumettent à des impulsions incontrôlables qui nous donnent un sentiment de privation de liberté, voire d’addiction, quand bien même elles augmentent nos facultés d’atteindre certaines fins (accès à beaucoup plus d’informations, possibilité de se connecter à un nombre illimité de personnes, etc). Tristan Harris, ancien « philosophe produit » de Google, l’affirme lui-même dans plusieurs interviews et alerte : les mêmes personnes qui disent vouloir prolonger notre vie, nous volent des millions d’heures à des fins commerciales.

Alors que les existentialistes voyaient la liberté comme faculté de négativité de la conscience, c’est-à-dire de mise à distance de ce qui semble nous déterminer et donc faculté d’échapper à la loi des choses, nous vivons désormais dans un environnement qui nous y soumet de façon forte par ce qui se rapproche de phénomènes d’addictions.

La liberté est donc érigée comme valeur suprême, mais l’on peut s’interroger sur la place de la responsabilité dans toute cette pensée, à l’heure même où pour la première fois l’homme accède à la possibilité de transformer sa propre nature. L’adoration et la confiance en la machine est l’illustration parfaite des dérives liées à la conception de la liberté comme uniquement faculté d’atteindre certaines fins. La machine peut, certes, atteindre des fins inaccessibles à l’homme, mais elle n’est pas concernée par la question de l’autonomie, du choix et de la responsabilité, qui est celle où réside notre liberté humaine.

Il est d’autant moins étonnant que libertarisme et transhumanisme se marient si bien que la liberté pensée par ces courants est une liberté de machine. On oublie que la machine est avant tout un outil qui prolonge la liberté de l’homme, mais ne la contient pas. C’est presque une tentative de penser la liberté sans la responsabilité, en la rapportant à un simple problème technique.

Mais en réalité, en rapportant les problèmes et questionnements humains comme la violence, l’immoralité ou le bonheur, à des problèmes techniques, on ne les résout pas : on élimine plutôt la question. Et cette question réside dans le fait que nous vivons dans un monde du sens, dans notre faculté interne de choix et dans notre force morale contenue dans la raison, qui ne peut être travaillée que par l’homme lui-même et non uniquement par l’œuvre de la machine.

Un imaginaire puissant : ce sont les rêveurs qui ont le pouvoir de dessiner le monde de demain
Il y a une chose enfin qui est frappante, c’est la vision forte qui meut scientifiques, entrepreneurs et idéologues transhumanistes. Ils sont capables de donner des visions précises de l’avenir qui leur servent de cap comme l’explique Peter Thiel interviewé par Philosophie Magazine en 2014 :

« Il est une autre grande différence entre les Européens et les Américains, si j’y songe : les Européens de ma génération n’ont plus aucune image du futur à proposer. […] Une autre question a été abandonnée, celle du futur. Or le futur a longtemps joué en Occident le rôle d’un levier critique. Imaginer un futur qui serait très différent du présent, c’était une manière de se détacher des conventions qui dominent dans le présent et qui nous barrent l’accès à la vérité. Ce fut longtemps la fonction des grands leaders politiques ».

La science-fiction et le cinéma servent à nourrir et à diffuser ces visions. Dans des univers comme Marvel, les héros sont des hommes « améliorés » par la technologie ou les manipulations génétiques capables d’assurer seuls la paix et la justice dans le monde. Les scientifiques y occupent une place majeure et l’Etat est soit trop lent, soit un obstacle à la réalisation de la mission du super-héros. Le personnage de Tony Stark/Iron Man est édifiant : scientifique de génie à la tête d’une entreprise gigantesque, ses pouvoirs de super-héros viennent de son propre laboratoire. Il clame devant le Congrès américain qui souhaite contrôler ses inventions : « J’ai privatisé la paix mondiale ! ». Pour beaucoup d’Américains, cela est plus que de la fiction : certains préparent déjà les aspects juridiques et moraux du monde visionné.

Mais il y a aussi des innovations en santé et génétique qui vont entrer dans nos vies à plus court-terme. Le bioprinting, qui permettra de fabriquer des médicaments sur mesure grâce aux imprimantes 3D ou encore l’écosystème d’applications que développent Google et Apple, seront bientôt incontournables. Ces entreprises pourraient ainsi, sans que l’on y prenne garde, s’installer durablement dans le monde de la santé et utiliser cette emprise comme premier fondement pour la matérialisation progressive des rêves technico-scientifiques qui les animent. Si l’imaginaire développé nous semble lointain, il a des retombées à court-terme car la route vers celui-ci est pavée d’innovations intermédiaires qui changent déjà nos vies.

Les transhumanistes Américains sont dans l’anticipation d’un monde de demain rêvé dont ils ont une vision claire. Tant que l’Europe ne se positionne pas clairement, elle semble vouée à aller dans la direction de ce nouvel esprit qui se diffuse très efficacement, si ce n’est par les idées, par ses produits. Pénétrer dans nos vies via leurs produits est en réalité la meilleure façon pour les géants qui façonnent le monde de demain de nous faire adhérer subrepticement à leur vision. Le souci est moins le futur en lui-même, vers lequel on est conduits à notre insu, que le fait de n’avoir pas consciemment participé à le choisir avant que le choix lui-même ne soit plus possible.





 
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