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Cette interrogation en soulève une autre : quels principes et quelles valeurs mènent le monde ? Cette question devrait préoccuper en premier lieu les citoyens des pays riches et puissants. Ceux-ci jouissent en effet d'une liberté, de privilèges et de possibilités considérables, fruits des luttes de leurs prédécesseurs, et se trouvent devant des choix décisifs quant à la manière de répondre à des enjeux d'une importance cruciale pour l'humanité.

Dans cet ouvrage « Qui mène le Monde », achevé au lendemain de l'élection de Donald Trump, Noam Chomsky offre une vue d'ensemble de la géopolitique.

Il n’existe pas de réponse simple et définitive à la question que soulève le titre de ce livre. Le monde est beaucoup trop complexe et varié pour cela. Il est néanmoins aisé de constater qu’une poignée d’acteurs exercent une influence prépondérante sur les affaires du monde, souvent aux dépens des autres.

Au rang des nations, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont été et demeurent de loin les premiers. Ils président encore largement au débat international, que celui-ci porte sur le conflit israélo-palestinien, l’Iran, l’Amérique latine, la «guerre contre le terrorisme», l’organisation de l’économie mondiale, les droits et la justice et j’en passe, jusqu’à la question fondamentale de la survie de la civilisation (menacée par la guerre nucléaire et la destruction de l’environnement). Mais si la puissance des États-Unis atteignait en 1945 un sommet sans précédent dans l’histoire, elle n’a fait que diminuer depuis lors. Compte tenu de cet inexorable déclin, Washington partage dans une certaine mesure cette puissance avec le «gouvernement mondial de facto» des «maîtres de l’univers», pour reprendre les mots de la presse d’affaires renvoyant aux principales puissances capitalistes (les pays du G7) et aux institutions que dirigent celles-ci dans le «nouvel âge impérial», à savoir le Fonds monétaire international (FMI) et les organisations du commerce mondial[1].

Les «maîtres de l’univers» sont bien sûr très loin de représenter les populations des puissances dominantes. Même dans les démocraties les plus avancées, l’influence de la population sur les décisions politiques s’avère minime. Aux États-Unis, d’éminents chercheurs ont établi de façon probante que «l’influence incontestable qu’exercent les élites économiques et des organisations agissant au nom d’intérêts commerciaux sur la politique gouvernementale est considérable en regard de celle exercée par le citoyen ordinaire et des groupes d’intérêts issus de la base». Les résultats de leur étude, concluent les auteurs, «abondent fortement dans le sens des théories de la domination économique de l’élite et du pluralisme partial, mais non en faveur de la démocratie électorale majoritaire ou du pluralisme majoritaire». D’autres études ont démontré que la vaste majorité de la population, au plus bas de l’échelle, se voit dans les faits exclue du système politique, ses représentants officiels ne tenant pas compte de ses opinions alors qu’une mince couche de la population jouit d’une influence démesurée; à plus long terme, les contributions aux campagnes électorales constitueraient par ailleurs un indicateur d’une précision remarquable quant aux décisions politiques à venir[2].

Il en résulte une prétendue apathie: voter n’en vaudrait plus la peine. La corrélation avec la classe sociale est ici frappante. Walter Dean Burnham, l’un des principaux chercheurs en politique électorale, en a évoqué les raisons probables voilà déjà trente-cinq ans. D’après lui, l’abstention serait due à une «singularité fondamentale du système politique américain: l’absence totale d’un parti de masse socialiste ou travailliste représentant un adversaire organisé sur la scène électorale», ce qui, ajoute-t-il, explique pour une large part le «déséquilibre de classe dans le taux d’abstention» ainsi que le peu d’estime accordé à des choix politiques favorables à l’ensemble de la population, mais contraires aux intérêts de l’élite. Ce constat reste d’actualité. Dans une analyse approfondie de l’élection de 2014, Burnham et Thomas Ferguson soulignent que les taux de participation «rappellent les premières heures du XIXe siècle», époque à laquelle seuls les hommes libres et possédants jouissaient du droit de vote.

«Les résultats des sondages comme le bon sens, font-ils remarquer, attestent qu’un très grand nombre d’Américains se méfient désormais des deux principaux partis politiques et sont de plus en plus inquiets. Une vaste majorité d’entre eux sont convaincus que les politiques obéissent à une poignée d’intérêts dominants. Ils souhaitent que l’on agisse afin d’enrayer le déclin économique à long terme et l’inégalité économique galopante, mais aucun des deux principaux partis, obnubilés par l’argent, ne se montre à la hauteur de la situation. Cette désillusion risque uniquement de précipiter la désintégration du système politique entamée avec les élections législatives de 2014[3].»

En Europe, le déclin démocratique s’avère tout aussi alarmant, la prise de décision au chapitre de nombreuses questions cruciales incombant désormais aux bureaucrates de Bruxelles et aux instances financières qu’ils tendent largement à représenter. En juillet 2015, leur mépris de la démocratie s’est manifesté dans leur violente réaction à la seule idée que le peuple grec puisse se prononcer sur le futur sort de sa société, ruinée par les brutales politiques d’austérité de la troïka: la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le FMI (en particulier sa frange politique, ses économistes s’étant montrés critiques à l’égard des politiques destructrices). Ces politiques d’austérité avaient été imposées dans l’objectif déclaré de réduire la dette de la Grèce. En réalité, elles ont eu pour effet de la creuser relativement au produit intérieur brut (PIB) pendant que le tissu social grec était réduit en lambeaux, et que le pays servait d’alibi pour renflouer les banques françaises et allemandes ayant accordé des prêts à risque.

Voilà qui n’est guère surprenant. La guerre des classes est généralement unilatérale, et son histoire longue et amère. Dès la naissance de l’État capitaliste moderne, Adam Smith a condamné les «maîtres de l’univers» d’alors, les «marchands et manufacturiers» d’Angleterre, ceux-ci s’avérant «de loin les principaux architectes» en matière de politique et veillant à ce que leurs intérêts «soient ceux dont on s’occupait le plus particulièrement», et ce, sans égard pour les «conséquences» d’un tel choix sur autrui (en premier lieu les victimes de leur «injustice sauvage» à l’étranger, mais aussi la majorité de la population britannique). L’ère néolibérale a ajouté sa propre touche à ce tableau familier, en l’occurrence des maîtres issus des hautes sphères d’économies de plus en plus monopolistiques, des institutions financières gargantuesques et souvent prédatrices, des entreprises multinationales protégées par le pouvoir d’État et de personnalités politiques agissant largement dans leurs intérêts.

Au même moment, chaque jour ou presque apporte son lot d’inquiétantes découvertes scientifiques concernant la progression de la destruction environnementale. Il est peu rassurant de lire qu’«aux latitudes moyennes de l’hémisphère Nord, les températures augmentent à un rythme qui revient à se déplacer vers le sud à raison de 10 mètres par jour», un rythme «100 fois plus rapide que tous les changements climatiques observés par le passé», et peut-être 1 000 fois plus rapide, selon d’autres études techniques[4].

Tout aussi funeste est la menace grandissante d’une guerre nucléaire. L’ancien secrétaire à la défense William Perry, bien renseigné et nullement une Cassandre, estime «la probabilité d’une catastrophe nucléaire plus importante aujourd’hui» que durant la guerre froide, où le fait d’avoir échappé à un inqualifiable désastre relève pourtant du quasi-miracle.

Pendant ce temps, les grandes puissances s’obstinent à poursuivre leurs programmes d’«insécurité nationale», selon la juste formulation de Melvin Goodman, analyste de longue date pour l’Agence centrale du renseignement (CIA). Perry fait aussi partie des spécialistes qui ont demandé que le président Obama «renonce au nouveau missile de croisière», une arme nucléaire aux capacités de ciblage perfectionnées et de puissance réduite censée favoriser la «guerre nucléaire limitée», laquelle n’en risquerait pas moins, par de classiques dynamiques de surenchère, de s’intensifier et de mener au désastre. Pire encore, le nouveau missile est doté de systèmes nucléaire et non nucléaire, ainsi «un ennemi subissant une attaque est en droit de s’attendre au pire et peut réagir de façon excessive, déclenchant un conflit nucléaire». Mais rien ne laisse présager que cette mise en garde sera entendue, le programme de plusieurs milliards de dollars du Pentagone visant à améliorer son arsenal nucléaire allant bon train, pendant que des pays moins armés se préparent eux aussi pour l’Apocalypse[5].

Les remarques précédentes me paraissent tracer une première ébauche des principales forces en présence. Les chapitres suivants tentent de déterminer qui mène le monde, par quels moyens et à quelles fins – et comment le «bas peuple», pour emprunter à Thorstein Veblen une expression consacrée, peut espérer triompher du pouvoir des affaires et du nationalisme pour devenir, selon ses propres mots, «vivant et apte à vivre».

Le temps nous est compté.

[1] James Morgan, journaliste économique de la BBC, Financial Times, 25-26 avril 1992. [2] Martin Gilens et Benjamin I. Page, «Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens», Perspectives on Politics, vol. 12, n o 3, septembre 2014, "site web"; Martin Gilens, Affluence and Influence: Economic Inequality and Political Power in America, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2010; Larry Bartels, Unequal Democracy: The Political Economy of the New Gilded Age, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2008; Thomas Ferguson, Golden Rule: The Investment Theory of Party Competition and the Logic of Money-Driven Political Systems, Chicago (IL), University of Chicago Press, 1995. [3] Walter Dean Burnham, dans Thomas Ferguson et Joel Rogers (dir.), The Hidden Election, New York (NY), Random House, 1981; Walter Dean Burnham et Thomas Ferguson, «Americans Are Sick to Death of Both Parties: Why Our Politics Is in Worse Shape Than We Thought», Alternet, 18 décembre 2014, "site web". [4] Ken Caldeira, «Stop Emissions!», MIT Technology Review, vol. 119, n o 1, janvier-février 2016; «Current Pace of Environmental Change Is Unprecedented in Earth’s History», communiqué de presse, Université de Bristol, 4 janvier 2016, "site web". [5] Julian Borger, «Nuclear Weapons Risk Greater Than in Cold War, Says Ex-Pentagon Chief», The Guardian, 7 janvier 2016, "site web"; William Broad et David Sanger, «As U.S. Modernizes Nuclear Weapons, “Smaller” Leaves Some Uneasy», The New York Times, 12 janvier 2016, "site web".


 
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