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Le Reporter : Comment décrivez-vous la situation migratoire au Maroc?

Abdelkrim Belguendouz : Votre question concerne uniquement le volet immigration étrangère et asile et non pas également la situation des citoyens marocains établis à l’étranger, ce dernier aspect n’est pas abordé ici. Ce qui est important de voir, c’est d’abord la situation actuelle des migrants en tant qu’êtres humains, surtout en cette période de crise sanitaire liée à la Covid 19. Une bonne partie des immigrés au Maroc figure parmi les personnes défavorisées et les plus vulnérables. Ils connaissent plus de problèmes que les autres, surtout ceux qui sont «sans-papiers».

De mon point de vue, il faut intégrer cet aspect dans toute analyse de la situation migratoire au Maroc et non pas se focaliser uniquement sur la gestion des flux migratoires ou encore le contrôle des frontières, comme si la question migratoire se limitait à la migration dite irrégulière ou clandestine. Dans le cadre de la nouvelle politique migratoire lancée à l’automne 2013, le Maroc a entrepris de grands efforts. En premier lieu, les deux opérations de régularisation ont abouti à la régularisation de 50.000 immigrés. En second lieu, des efforts ont été entrepris dans le domaine de l’insertion des personnes concernées dans la société marocaine. Avec leurs devoirs mais aussi leurs droits en matière d’emploi, de formation professionnelle, de scolarisation, de santé ou encore de logement, au même titre que les nationaux. Ceci s’inscrit dans le cadre de la Stratégie nationale d’immigration et d’asile, adoptée fin décembre 2014, dans le cadre d’un projet sociétal moderniste.

Par ailleurs, à travers la vision de Sa Majesté le Roi, le Maroc est devenu Leader sur la question de la migration en Afrique dans le cadre de l’Union Africaine. Notre pays a commencé à avoir son image s’améliorer au niveau des pays africains et aussi dans le monde. Il a pu également abriter les deux conférences mondiales sur les migrations en décembre 2018 à Marrakech et accueillir à Rabat, en décembre 2020, l’Observatoire Africain des Migrations. 

Normalement, on s’attendait à ce que cette nouvelle politique migratoire soit poursuivie et renforcée, notamment au plan juridique, avec l’adoption d’une loi avancée sur l’asile et la refonte totale de la loi 02-03 qui est fondamentalement sécuritaire. On s’attendait aussi à ce que l’on consacre à cette nouvelle politique migratoire plus de moyens. 

Or depuis la formation du dernier gouvernement et sa nouvelle architecture, les aspects qui entrent dans le cadre de l’application de cette stratégie nationale, les pouvoirs publics n’en parlent plus. Qui s’en occupe maintenant ? Je pense qu’il y a un certain flottement, voir un vide au niveau institutionnel. On a l’impression que la nouvelle politique migratoire est derrière nous, qu’elle n’est plus à l’ordre du jour et qu’on a levé le pied. Il y’a un certain nombre d’indicateurs qui montrent que l’on ne continue plus dans ce sens. Même le rapport général de la CSMD, à l’horizon 2035, y compris l’annexe 2, a complètement occulté le rôle et la place de l’immigration étrangère dans le nouveau modèle de développement du Maroc. 

Or il est de la plus haute importance que cette nouvelle politique migratoire soit maintenue et consolidée. C’est la meilleure manière de montrer que le Maroc n’a pas vocation à être le gendarme de l’Europe. Ce rôle est en totale opposition avec la nouvelle politique migratoire du Maroc. Certes, il y’a un minimum de contrôle à faire, chaque pays étant légitime de savoir qui rentre et qui sort de son territoire. Mais la démarche doit être essentiellement humaniste. Le respect des droits humains et des engagements internationaux en matière de migration et d’asile, c’est ce qui prime. 

L.R : Quel est le coût que ce dossier de l’immigration représente pour le Maroc en tant que pays de transit ? 

A.B : L’insertion des immigrés dans la société marocaine est prise en charge par le budget de l’État, sachant que les immigrés régularisés, qui participent aussi au développement multidimensionnel du Maroc, ne l’oublions pas, payent également leurs impôts et taxes. Il y’a aussi un certain nombre d’aides extérieures comme encouragement à cette politique humaniste du Maroc, qui s’inscrit dans le cadre d’un projet sociétal moderniste à faire réussir avec le concours de tous les acteurs nationaux. 

Sur le volet de la lutte contre les passeurs et les mafias du trafic des êtres humains qui profitent justement de cette immigration irrégulière pour faire des profits juteux, c’est une responsabilité partagée. La mafia des passeurs existe aussi bien au nord du Maroc qu’au sud de l’Espagne et ailleurs. Pour lutter contre cette mafia, il faut des moyens qui soient à la hauteur ou même dépassent ceux utilisés par les passeurs. Si on veut les pourchasser et les arrêter en mer par exemple, il faut des moyens comme des vedettes qui soient plus puissantes. Par conséquent, si une partie de l’aide financière accordée au Maroc va à cet aspect, ce n’est que justice et ne peut, de mon point de vue, être considérée comme une «rétribution » au titre du «service de gendarme ». 

Maintenant, en ce qui concerne l’aspect contrôle frontalier, bien entendu, c’est le droit du Maroc et même son devoir de contrôler ses frontières. Notre pays et lui seul, doit s’en occuper même si l’UE, à travers notamment certaines de ses agences comme Frontex, laquelle est chargée de surveiller les côtes et les frontières extérieures de l’UE, font tout pour participer au contrôle frontalier, notamment au niveau de nos frontières avec l’Algérie et la Mauritanie. Mais ceci devient de l’ingérence manifeste et c’est irrecevable. La souveraineté d’un pays ne s’achète pas. Le Maroc assure le contrôle de ses frontières par lui-même et pour lui-même et il a toutes les capacités pour le faire. 

L.R : Selon vous, quels sont les actions que le Maroc ne devrait pas accepter dans le cadre de sa coopération avec l’UE dans le domaine de l’immigration irrégulière ? 

A.B : Si on veut diminuer le trafic des êtres humains au niveau des deux rives, il faut qu’il y’ait une coopération et des efforts communs. Dans ce cadre, le Maroc a le droit de demander à ce que l’UE participe à cet effort commun mais dans des limites. 

Certains efforts entrepris par le Maroc entrent dans le cadre de la responsabilité partagée. Mais il y a certaines actions que je ne souhaiterais pas que le Maroc fasse de lui-même par excès de zèle pour envoyer des «signaux » à l ‘UE et à certains de ses États membres, ou qu’il accepte de faire à la demande, comme par exemple l’acceptation des «refoulements à chaud », l’enfermement des migrants dans des camps, les déportations vers les pays d’origine, les déplacements violents des migrants du Nord du Maroc vers le Sud du pays, l’attestation de voyage (AVEM) qui n’est qu’un visa déguisé, exigé pour la visite au Maroc des ressortissants d’un certain nombre de pays frères et amis d’Afrique subsaharienne depuis fin 2018 (Mali, Guinée-Conakry, etc.) Ce sont des «efforts » qui n’ont pas lieu d’être. Le Maroc, son rôle et ceci est souligné officiellement, ce n’est pas de jouer le gendarme. Ce n’est pas sa vocation. Les choses doivent être claires. Il y’a des conclusions et des enseignements qui doivent être tirées pour être cohérent et logique avec ces annonces officielles. 

Par ailleurs, l’Union européenne a proposé au Maroc, depuis l’an 2000, la signature d’un accord général de réadmission des migrants en situation irrégulière. Cela fait 21 ans qu’il est talonné à coup de pressions et de chantage pour le faire. Ce projet d’accord ne concerne pas uniquement les nationaux qui sont entrés en Europe de façon irrégulière, mais également les migrants supposés avoir transité par le Maroc. Il concerne aussi les nationaux qui sont arrivés en Europe de manière régulière et légale et ont travaillé régulièrement, mais qui sont devenus entre temps «irréguliers », en raison notamment des changements fréquents des législations de séjour. Au lieu de séparer le dossier en deux, l’UE persiste dans sa démarche 

À juste titre, Rabat a toujours refusé de signer cet accord. Normalement pour les nationaux, il n’y a pas d’objection de principe. Car chaque pays a l’obligation de reprendre ses nationaux. Mais à certaines conditions qui doivent être remplies, c’est-à-dire que les droits des travailleurs devenus «irréguliers » soient respectés et reconnus, car quand on travaille, qu’on paye les impôts et les cotisations, il y’a des droits acquis. 

Maintenant pour les étrangers qui auraient transité par le Maroc il y a lieu de souligner qu’il n’y a pas que des Africains subsahariens. Il y a d’autres migrants qui viennent d’autres pays, à travers l’Algérie. Mais l’UE en fait pratiquement une obsession depuis le temps sur le dossier de la réadmission des Africains subsahariens. Toute la politique migratoire européenne tourne autour de ce dossier. 

Pour pousser le Maroc à signer ce projet d’accord, l’UE utilise tous les moyens, les instruments et les leviers dont elle dispose : commerce extérieur, aide au développement, bourse aux étudiants, les visas etc. Pour atteindre cet objectif foncièrement sécuritaire, l’UE est même disposée à verser le maximum de contreparties financières. Mais à mon avis, le moment est venu pour dire officiellement et tout haut à l’Union européenne : le Maroc ne va pas signer ce type d’accord ! Les négociations pour réadmettre les «irréguliers » supposés avoir transité par le Maroc doivent cesser. C’est une question de droits de l’Homme. Tout comme le Maroc est un pays africain qui a sa profondeur géostratégique en Afrique et ses intérêts à défendre, à leur tête, la cause de l’intégrité territoriale du pays. 

Nous rappellerons ceci non seulement à la Commission européenne, mais également aux parlementaires du Parlement européens qui ont voté dernièrement une résolution concernant le Maroc où ils ont fait feu de tout bois pour le stigmatiser, en reprochant implicitement à Rabat de n’avoir pas signé cet accord depuis l’an 2000 et en lui demandant de l’entériner pour qu’il entre en application au plus vite ! 

L.R : Quels commentaires faites-vous des événements de Sebta ? 

A.B : On l’a dit et il faut le répéter : il ne s’agit pas d’une « crise migratoire », mais la résultante d’une crise politique et d’une crise de confiance entre le Maroc et l’Espagne, ce dernier pays ayant pris des positions foncièrement hostiles à l’intégrité territoriale de notre pays. Nos concitoyens qui sont partis en nombre à Sebta, l’ont fait comme une sorte de marche vers une terre marocaine. Quand des Marocains vont à Sebta, ils n’émigrent pas vers l’Europe. Ils sont en territoire marocain. Sebta est une ville marocaine, tout comme le sont d’ailleurs Melilia et les îles avoisinantes. Ils constituent les derniers vestiges d’une colonisation européenne au niveau de l’Afrique et ne peuvent nullement constituer la frontière terrestre de l’UE en Afrique. 

Cela dit, il y’a d’autres aspects qui ne doivent pas être occultés mais discutés dans le cadre du débat maroco-marocain afin de tirer les enseignements politiques et pratiques qui s’imposent. il s’agit notamment de la protection de l’enfance, de la scolarisation, de la formation et de l’emploi des jeunes qui n’ont pour horizon que la rive nord de la Méditerranée. Saluons sur ce point la décision du Souverain, rappelée le 1er juin 2021 par un communiqué des ministères marocains des Affaires étrangères et de l’Intérieur, de rapatrier les mineurs marocains non accompagnés dûment identifiés, qui se trouvent dans certains pays européens. 

Entretien réalisé par Le Reporter 

Abddelkrim Belguendouz : Professeur universitaire à Rabat, chercheur spécialisé en migration et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet  



 
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