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« Le vrai courage c’est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser. » Jean-Pierre Vernant.

Les journalistes intègres et engagés, préservés des manipulations politiques et des pressions économiques, s’inscrivent volontairement dans la presse libre et honnête. Albert Camus était une figure symbolique de cet usage historique. Les observations d’Albert Camus sont plus actuelles que jamais :
« Dans l’affreuse société où nous vivons, où l’on se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour l’intelligence, je ne suis pas de ces amants de la justice qui veulent que l’appareil de la chaîne redouble, ni de ces serviteurs de la justice qui pensent qu’on ne sert la justice qu’en vouant plusieurs générations à l’injustice ! Je vis comme je peux dans ce pays malheureux, riche de son peuple et de sa jeunesse, provisoirement pauvre dans ses élites. »
Albert Camus s’était engagé comme rédacteur en chef du quotidien « Combat ». Ses éditoriaux déclenchaient de véritables débats de société. Les quatre commandements du journaliste libre préconisés par Albert Camus : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination.

La Fédération Nationale de la Presse, issue de la Résistance, proclamait :
« La presse n’est pas un instrument de profit commercial. C’est un instrument de culture, sa mission est de donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain. La presse ne peut remplir sa mission que dans la liberté et par la liberté. La presse est libre quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent, mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs ».
Pendant cette période de l’histoire obscure, retentissaient, comme presse éclairante, les chroniques d’Albert Camus, de Jean-Paul Sartre, d’André Gide, de Georges Bernanos, d’André Malraux et de tant d’autres audacieux écrivains disparus.

Le sociologue Mustapha Saha décrit le journalisme contemporain :
« La technocratisation méthodique des organes étatiques, enclenchée sous le giscardisme, s’est traduite par la dépréciation de la réflexion philosophique, la marchandisation systématique des productions culturelles, la déculturation sociétale fatidique. Le marketing culturel sous le mitterrandisme a transformé la culture en contingence festive et l’apparence ostentatoire en exigence élective. La société française ne se distingue, depuis plusieurs décennies, que par l’indigence de ses créations, la médiocrité de ses représentations, la frivolité de ses manifestations. Son journalisme grand public orchestre, sur tous médias confondus, la décérébration générale. »

Le sociologue poursuit :
« La désinformation standardisée est admise, à force de matraquage, comme une pensée commune. Ainsi s’implante l’ancrage mental des discriminations, la popularisation de l’ostracisme, la banalisation du racisme. Les grosses manchettes réalimentent les bas instincts et le complexe de la supériorité ethnique. » « La violence écrite est assassine au même titre que la violence physique. En battant le fer chaud, en cognant les mots contre le marbre, les plumes irréprochables ne sont pas à l’abri de dérapages regrettables. »

« Les directeurs de l’information, broyeurs attitrés de la conscience citoyenne, se recrutent désormais parmi les énarques. La « ligne éditoriale » ne sert qu’à imposer un cadre de subordination volontaire. Les journalistes doivent se soumettre ou se démettre. Ils sont acculés à taire ce qu’ils pensent et à valider ce qu’ils récusent. Ils sont pris dans l’étau décrit par Victor Hugo, une presse « libre de droit, esclave de fait ».

Le sociologue analyse la révolution numérique :
« Cette déchéance de la liberté de pensée s’accompagne de la décadence de la société pyramidale et de sa tyrannie persistante depuis six mille ans. La société planétaire se refonde sourdement, confusément, inéluctablement, dans la transversalité diversitaire. La libre circulation de l’information, déferlante inépuisable, est forcément à double tranchant, créatrice ou destructrice d’un devenir meilleur, selon les projets qui la drainent et l’orientent. L’ordre établi s’accoutre de masques trompeurs, actionne les réflexes de la peur, plonge l’opinion dans la torpeur. Henri Michaux le constate avec perspicacité : « Dans une société de grande civilisation, il est essentiel pour la cruauté, pour la haine et la domination, si elles veulent se maintenir, de se camoufler, retrouvant les vertus du mimétisme. » Les pouvoirs sursitaires, sans pensée régénératrice, survivent tant qu’ils peuvent par leur emprise monétaire, leur omniprésence phagocytaire, leur occultisme parasitaire. Ce faisant, ils creusent le lit de l’ignorantisme, du fanatisme, du populisme, symptomatiques de l’engloutissement du vieux monde. La Révolution numérique, libératrice de tous les possibles, accouche dans le chaos. »
Nous reproduisons ici un article inédit d’Albert Camus, ce texte fut interdit de publication :

« Il est difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu de Staline.

Pourtant, cette liberté parmi d’autres n’est qu’un des visages de la liberté tout court et l’on comprendra notre obstination à la défendre si l’on veut bien admettre qu’il n’y a point d’autre façon de gagner réellement la guerre.

Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu’elles soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd’hui à la liberté de pensée, nous avons d’ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu’il nous sera possible de dire. En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains soit interdite au Soir républicain – le journal, publié à Alger, dont Albert Camus était rédacteur en chef à l’époque – , par exemple. Le fait qu’à cet égard un journal dépend de l’humeur ou de la compétence d’un homme démontre mieux qu’autre chose le degré d’inconscience où nous sommes parvenus.

Un des bons préceptes d’une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d’un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus la collectivité. Il concerne l’individu.

Et justement ce qu’il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination.

La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut-être à tous les moments, évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l’histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu’elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.

En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d’opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête. Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge.

Nous en venons ainsi à l’ironie. On peut poser en principe qu’un esprit, qui a le goût et les moyens d’imposer la contrainte, est imperméable à l’ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, utiliser l’ironie socratique. Il reste donc que l’ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d’illusions sur l’intelligence de ceux qui l’oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l’homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même vérité dite plaisamment ne l’est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l’intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Merle ou Le Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l’on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants.

Cette attitude d’esprit brièvement définie, il est évident qu’elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d’obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d’expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement en France l’effet contraire à celui qu’on se propose. Mais il faut convenir qu’il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence agressive, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L’obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l’objectivité et de la tolérance.

Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude. Et après ? dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu’il croit vrai et juste, s’il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l’abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.

Oui, c’est souvent à son corps défendant qu’un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s’expriment que dans des cœurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces cœurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits. (Albert Camus)






 
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