Comment l’homme détermine-t-il le niveau de dangerosité d’une
situation? La peur est-elle une émotion dépendante d’un jugement, ou est-elle
universelle? Et, surtout, provoque-elle une réaction souhaitable, protectrice,
ou au contraire nous arrache-t-elle quelque chose de fondamental?
Étudions d’abord la peur en tant que simple représentante
des émotions. Les émotions «primaires» selon la théorie des émotions de base de
Paul Ekman sont la joie, la tristesse, le dégoût, la peur, la colère, la
surprise et le mépris. Elles sont communes à tous les hommes, et les réactions
physiques qu’ elles provoquent sont également semblables dans toutes les
cultures, ce qu’ il a prouvé en montrant que des membres d’une peuplade Papou
pouvaient reconnaître les expressions faciales d’hommes appartenant à d’autres
cultures. Elles sont donc biologiquement déterminée, directement créées par les
stimuli associées et provoquent tout aussi directement les réactions somatiques
adaptées, soit par exemple le sourire dû à la joie ou le haut le cœur dû au
dégoût. Or, la perception des réactions physiques, dans le cas du dégoût par
exemple, qui nous saisit sans que l’on puisse immédiatement en identifier la
cause se fait même avant la compréhension de la cause de cette réaction par la
raison, ce qui signifie que l’émotion naît en fait de notre perception du
changement physique plutôt que de notre perception de la sensation initiale,
comme l’affirme la théorie périphérique (selon laquelle c'est l'activation
physiologique qui va déterminer l'émotion). Les changements physiologiques qui
précèdent notre perception de l’émotion montrent bien que l’évaluation
cognitive de l’environnement suit la réaction physique et émotionnelle au
stimulus, et l’on peut en conclure que la raison humaine, soit la capacité de
juger de façon logique, ne joue aucun rôle dans la création des émotions. La
théorie des émotions de base est ardemment défendue par les évolutionnistes,
qui ont comme représentant éminent le biologiste Charles Darwin, auteur de la
théorie de la sélection naturelle qui dit que seuls les plus aptes ont survécu
et ont pu produire une descendance. La rapidité de réaction à un danger
potentiel était alors un facteur déterminant pour la survie, alors au fil des
générations ces réactions, ce qui était au départ le fruit d’une évaluation
cognitive d’une situation jugée dangereuse, est devenu un réflexe, une action
ne sollicitant pas la capacité de raisonnement de l’individu, et ce réflexe a été
associé par les humains à l’émotion de «peur».
La peur est probablement l’archétype de l’émotion de base,
de la prise de conscience du danger par la prise de conscience de l’état d’alerte
du corps. Qui n’a jamais vu son pouls accélérer et son attention décupler à
cause de la perception d’un mouvement à la limite de son champ de vision,
mouvement si subtil que sa perception n’est même pas consciente? Qui n’a jamais
tressailli et ne s’est jamais raidi en sentant contre sa peau le contact
inattendu d’une autre personne, d’un autre objet, alors que la nature inconnue
de cette intrusion ne permet pas de conclure en elle-même à un danger? La chair
devient dès lors autonome, entièrement régie par des réflexes. La survie de l’homme
est menacée par l’inconnu, qui est dans la nature synonyme de danger. La peur
«organique» est donc une confrontation entre une situation et l’instinct de
survie de l’homme. Une fois l’instinct organique contrôlé, l’événement vécu
comparé aux expériences passées et mis en contexte de la culture de l’individu,
il reste la peur créée et entretenue par le jugement que l’on se fait de la
dangerosité d’une situation. Si la peur «organique» est en effet universelle et
dérivée de l’évolution, la peur «culturelle», quant à elle, est déterminée par
le jugement. Il n’y a aucun stimulus justifiant la peur de se rendre à un
rendez-vous, ou celle de décevoir quelqu’un. La peur culturelle est l’émotion
provoquée par l’interprétation de la réalité. Elle est vécue quand nous
craignons de perdre quelque chose qui nous est utile, ou qu’ un danger plus
subtil nous guette; quand nous vivons une confrontation entre une situation et
notre morale, soit notre conception de l’idéal.
Maintenant armés d’une définition claire et complète de la
peur, il ne reste plus qu’ une question à laquelle répondre avant de pouvoir
déterminer les effets de la peur sur l’homme : qu’ est-ce que l’homme lui-même.
Définir l’homme est probablement la question philosophique la plus abordée,
celle qui a soulevé le plus de débats; il y a pratiquement autant de
définitions de l’homme que de philosophes. Poser une définition exhaustive
serait d’ailleurs absurde : comme l’écrit Sartre, «s'il doit y avoir plus tard
un concept rigoureux d'homme et cela même est douteux ce concept ne peut être
envisagé que comme couronnement d'une science faite, c'est-à-dire qu'il est
renvoyé à l'infini.» L’homme est en
constante évolution, d’où l’infini, et la psychologie ne pourra jamais être
considérée comme une science purement empirique. Les définitions proposées
tentent donc de déterminer la présence ou non de l’âme humaine, l’existence de
la rationalité, la possibilité d’être libre et le sens de la vie humaine.
Platon, Aristote et Descartes et Kant sont de ceux qui attribuent à l’homme la
raison, ce qui donne à l’homme l’objectif de se développer de façon
rationnelle; Nietzsche lui donne le désir, les passions et la démesure comme
buts premiers, ce qui le pousse à se développer de façon individuelle et
égoïste. Marx et Fromm le définissent comme être social, donc vivant dans le
but de développer la société, Freud et les déterministes comme étant un être
déterminé par son environnement, et Sartre comme un être défini par ses choix,
qui eux sont influencés par le regard des autres. Toutes ces définitions sont
évidemment extrêmement condensées et incomplètes, mais donnent un bref aperçu
de la perception de l’homme par l’homme à travers l’histoire de la philosophie.
Quand la peur organique nous prend, que nous prend-elle? Puisque la peur
organique est purement sensorielle et ne fait appel à aucune logique, toute
philosophie plaçant la rationalité au cœur de la nature de l’homme se doit de
conclure que face à la peur, l’homme perd son humanité.
«L’animal rationnel» qu’ est Aristote ne devient qu’ un
animal, la dualité âme pensante et rationnelle corps mécanique centré sur les
sens qui définit l’homme selon Descartes n’en est plus une, et cela le rabaisse
encore une fois au simple niveau du règne animal. L’existence de l’être se
résume alors, pendant un cours laps de temps, à la confrontation entre la
situation vécue et l’instinct de survie, ce qui n’est absolument pas une
mauvaise chose. L’émotion de la peur court-circuite la rationalité et ne laisse
à l’homme que ce que des siècles d’expérience lui ont transmis : la capacité de
survivre face à un danger grâce à des réflexes innés. La peur organique est
donc l’outil qui permet à l’homme de réagir immédiatement face à un danger,
sans prendre le temps de le comprendre comme le pousserait à le faire la
rationalité, ce qui peut lui permettre d’avoir la vie sauve. Quant à la peur
culturelle, quand elle nous prend, elle nous prend la sérénité. La sérénité
peut être définie comme un état de bien-être intérieur que l’homme vit lorsqu’
il est en harmonie avec sa morale et son environnement. Cela le rend passif,
car puisque «tout va bien», il a tendance à ne plus fournir d’efforts, à ne
plus vouloir travailler ni sur soi-même, ni sur son milieu. Lorsque survient un
dérèglement, une confrontation entre la réalité et notre idéal de réalité, l’homme
perd sa sérénité. Ce dérèglement peut avoir été occasionné par la crainte de
perdre quelque chose que nous jugeons utile, bonne pour nous; elle peut être
créée par la crainte de ne pas réussir à atteindre un objectif, qui est dicté
soit par l’instinct de survie ou par le devoir moral. Dans tous ces cas, l’homme
n’est pas immédiatement menacé, et c’est son jugement qui crée la crainte : il s’agit
donc bel et bien d’une peur culturelle, et cette peur nous enlève la sérénité, l’équilibre,
sans toutefois nous enlever notre raison. La peur organique est, somme toute,
positive dans les cas de danger immédiat. La peur culturelle, quant à elle,
est-elle bénéfique ou pénalisante pour nous? Selon Kant, la peur culturelle
serait bonne : en effet, c’est la peur qui pousserait l’homme à agir selon le
devoir moral, devoir qu’ il dit universel parce que non basé sur l’expérience,
donc formel. La peur de Dieu, ou la peur du jugement dernier, est en effet une
peur culturelle; c’est également le moteur d’action qu’ il privilégie dans sa
critique de la raison pratique, moteur sans lequel les gens sombreraient dans l’immoralité
par déception face à la différence entre un monde idéal et la réalité. De plus,
pour Kant, une action n est véritablement vertueuse que si elle est exécutée de
bonne foi; le fait que de la peur soit ressentie prouve que le désir de contrer
la situation amorale est réel, donc que l’action est exécutée de bonne foi. La
peur organique serait donc absolument nécessaire au développement de l’homme en
tant qu’homme, en tant qu’ espèce et en tant que société. Nietzsche, au
contraire, dirait que la peur culturelle est quelque chose de négatif, même si
elle favorise un développement; la seule motivation souhaitable est la volonté
de puissance, soit le désir d’accumuler toujours plus d’expériences dans le but
de devenir un surhumain, un être parfaitement égoïste et pourvu de sa propre
morale. La peur crée chez l’homme une volonté réactive, soit un désir de réagir
aux changements environnementaux; l’homme qui obéit à cette volonté est un
homme du ressentiment, un homme faible qui suit la morale dictée par les autres
et préfère rabaisser les plus faibles plutôt que de travailler sur lui-même.
Si la peur culturelle doit mener à réprimer les autres, elle
nuit en effet à l’homme en lui prenant son caractère sociable. Toutefois, rien n’est
moins sûr que cette dernière affirmation : en effet, l’histoire nous montre que
tous les processus d’évolution qui ont mené au monde que nous connaissons
aujourd’hui se sont exécutés en réaction à un changement, de la multiplication
des mammifères après la disparition des dinosaures jusqu’ à l’éducation
accessible de nos jours grâce à des meilleures conditions de vie, qui nous
permettent de se développer en dehors du cadre de la survie. La situation
dangereuse produit donc chez l’homme de la peur (que ce soit une peur organique
ou culturelle) qui le pousse à réagir et qui dans le premier cas lui permet de
survivre, et dans le deuxième cas d’utiliser ses capacités pour évoluer,
développer à la fois son environnement, sa personne et sa société. La peur,
loin de nous prendre quoi que ce soit, nous donne, plutôt, l’impulsion
nécessaire pour avancer.
Camille Chartrand