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Vivre la crainte, l’inquiétude, la panique, l’affolement ou la terreur; la peur est une émotion à la fois si commune et si unique que la peur regorge de termes pour révéler son existence. Avoir une peur bleue, une peur panique, une peur sourde; mille autres adjectifs pour en enrichir la description, pour la nuancer. Avoir les sens en éveil ou s’évanouir, sentir l’air nous manquer ou hyper ventiler, le cœur qui arrête de battre ou qui s’emballe, figer ou fuir; les effets que la peur a le pouvoir d’engendrer sur nous sont infinis. Et pourtant, toutes ces déclinaisons de la peur se rapportent à cette seule émotion qui est vécue par tous et qui est à l’origine déclenchée par une cause unique : la perception d’un danger, ou d’un événement que nous percevons comme tel, et qui provoque en nous une réaction physiologique et psychologique.

Comment l’homme détermine-t-il le niveau de dangerosité d’une situation? La peur est-elle une émotion dépendante d’un jugement, ou est-elle universelle? Et, surtout, provoque-elle une réaction souhaitable, protectrice, ou au contraire nous arrache-t-elle quelque chose de fondamental?

Étudions d’abord la peur en tant que simple représentante des émotions. Les émotions «primaires» selon la théorie des émotions de base de Paul Ekman sont la joie, la tristesse, le dégoût, la peur, la colère, la surprise et le mépris. Elles sont communes à tous les hommes, et les réactions physiques qu’ elles provoquent sont également semblables dans toutes les cultures, ce qu’ il a prouvé en montrant que des membres d’une peuplade Papou pouvaient reconnaître les expressions faciales d’hommes appartenant à d’autres cultures. Elles sont donc biologiquement déterminée, directement créées par les stimuli associées et provoquent tout aussi directement les réactions somatiques adaptées, soit par exemple le sourire dû à la joie ou le haut le cœur dû au dégoût. Or, la perception des réactions physiques, dans le cas du dégoût par exemple, qui nous saisit sans que l’on puisse immédiatement en identifier la cause se fait même avant la compréhension de la cause de cette réaction par la raison, ce qui signifie que l’émotion naît en fait de notre perception du changement physique plutôt que de notre perception de la sensation initiale, comme l’affirme la théorie périphérique (selon laquelle c'est l'activation physiologique qui va déterminer l'émotion). Les changements physiologiques qui précèdent notre perception de l’émotion montrent bien que l’évaluation cognitive de l’environnement suit la réaction physique et émotionnelle au stimulus, et l’on peut en conclure que la raison humaine, soit la capacité de juger de façon logique, ne joue aucun rôle dans la création des émotions. La théorie des émotions de base est ardemment défendue par les évolutionnistes, qui ont comme représentant éminent le biologiste Charles Darwin, auteur de la théorie de la sélection naturelle qui dit que seuls les plus aptes ont survécu et ont pu produire une descendance. La rapidité de réaction à un danger potentiel était alors un facteur déterminant pour la survie, alors au fil des générations ces réactions, ce qui était au départ le fruit d’une évaluation cognitive d’une situation jugée dangereuse, est devenu un réflexe, une action ne sollicitant pas la capacité de raisonnement de l’individu, et ce réflexe a été associé par les humains à l’émotion de «peur».

La peur est probablement l’archétype de l’émotion de base, de la prise de conscience du danger par la prise de conscience de l’état d’alerte du corps. Qui n’a jamais vu son pouls accélérer et son attention décupler à cause de la perception d’un mouvement à la limite de son champ de vision, mouvement si subtil que sa perception n’est même pas consciente? Qui n’a jamais tressailli et ne s’est jamais raidi en sentant contre sa peau le contact inattendu d’une autre personne, d’un autre objet, alors que la nature inconnue de cette intrusion ne permet pas de conclure en elle-même à un danger? La chair devient dès lors autonome, entièrement régie par des réflexes. La survie de l’homme est menacée par l’inconnu, qui est dans la nature synonyme de danger. La peur «organique» est donc une confrontation entre une situation et l’instinct de survie de l’homme. Une fois l’instinct organique contrôlé, l’événement vécu comparé aux expériences passées et mis en contexte de la culture de l’individu, il reste la peur créée et entretenue par le jugement que l’on se fait de la dangerosité d’une situation. Si la peur «organique» est en effet universelle et dérivée de l’évolution, la peur «culturelle», quant à elle, est déterminée par le jugement. Il n’y a aucun stimulus justifiant la peur de se rendre à un rendez-vous, ou celle de décevoir quelqu’un. La peur culturelle est l’émotion provoquée par l’interprétation de la réalité. Elle est vécue quand nous craignons de perdre quelque chose qui nous est utile, ou qu’ un danger plus subtil nous guette; quand nous vivons une confrontation entre une situation et notre morale, soit notre conception de l’idéal.

Maintenant armés d’une définition claire et complète de la peur, il ne reste plus qu’ une question à laquelle répondre avant de pouvoir déterminer les effets de la peur sur l’homme : qu’ est-ce que l’homme lui-même. Définir l’homme est probablement la question philosophique la plus abordée, celle qui a soulevé le plus de débats; il y a pratiquement autant de définitions de l’homme que de philosophes. Poser une définition exhaustive serait d’ailleurs absurde : comme l’écrit Sartre, «s'il doit y avoir plus tard un concept rigoureux d'homme et cela même est douteux ce concept ne peut être envisagé que comme couronnement d'une science faite, c'est-à-dire qu'il est renvoyé à l'infini.»  L’homme est en constante évolution, d’où l’infini, et la psychologie ne pourra jamais être considérée comme une science purement empirique. Les définitions proposées tentent donc de déterminer la présence ou non de l’âme humaine, l’existence de la rationalité, la possibilité d’être libre et le sens de la vie humaine. Platon, Aristote et Descartes et Kant sont de ceux qui attribuent à l’homme la raison, ce qui donne à l’homme l’objectif de se développer de façon rationnelle; Nietzsche lui donne le désir, les passions et la démesure comme buts premiers, ce qui le pousse à se développer de façon individuelle et égoïste. Marx et Fromm le définissent comme être social, donc vivant dans le but de développer la société, Freud et les déterministes comme étant un être déterminé par son environnement, et Sartre comme un être défini par ses choix, qui eux sont influencés par le regard des autres. Toutes ces définitions sont évidemment extrêmement condensées et incomplètes, mais donnent un bref aperçu de la perception de l’homme par l’homme à travers l’histoire de la philosophie. Quand la peur organique nous prend, que nous prend-elle? Puisque la peur organique est purement sensorielle et ne fait appel à aucune logique, toute philosophie plaçant la rationalité au cœur de la nature de l’homme se doit de conclure que face à la peur, l’homme perd son humanité.

«L’animal rationnel» qu’ est Aristote ne devient qu’ un animal, la dualité âme pensante et rationnelle corps mécanique centré sur les sens qui définit l’homme selon Descartes n’en est plus une, et cela le rabaisse encore une fois au simple niveau du règne animal. L’existence de l’être se résume alors, pendant un cours laps de temps, à la confrontation entre la situation vécue et l’instinct de survie, ce qui n’est absolument pas une mauvaise chose. L’émotion de la peur court-circuite la rationalité et ne laisse à l’homme que ce que des siècles d’expérience lui ont transmis : la capacité de survivre face à un danger grâce à des réflexes innés. La peur organique est donc l’outil qui permet à l’homme de réagir immédiatement face à un danger, sans prendre le temps de le comprendre comme le pousserait à le faire la rationalité, ce qui peut lui permettre d’avoir la vie sauve. Quant à la peur culturelle, quand elle nous prend, elle nous prend la sérénité. La sérénité peut être définie comme un état de bien-être intérieur que l’homme vit lorsqu’ il est en harmonie avec sa morale et son environnement. Cela le rend passif, car puisque «tout va bien», il a tendance à ne plus fournir d’efforts, à ne plus vouloir travailler ni sur soi-même, ni sur son milieu. Lorsque survient un dérèglement, une confrontation entre la réalité et notre idéal de réalité, l’homme perd sa sérénité. Ce dérèglement peut avoir été occasionné par la crainte de perdre quelque chose que nous jugeons utile, bonne pour nous; elle peut être créée par la crainte de ne pas réussir à atteindre un objectif, qui est dicté soit par l’instinct de survie ou par le devoir moral. Dans tous ces cas, l’homme n’est pas immédiatement menacé, et c’est son jugement qui crée la crainte : il s’agit donc bel et bien d’une peur culturelle, et cette peur nous enlève la sérénité, l’équilibre, sans toutefois nous enlever notre raison. La peur organique est, somme toute, positive dans les cas de danger immédiat. La peur culturelle, quant à elle, est-elle bénéfique ou pénalisante pour nous? Selon Kant, la peur culturelle serait bonne : en effet, c’est la peur qui pousserait l’homme à agir selon le devoir moral, devoir qu’ il dit universel parce que non basé sur l’expérience, donc formel. La peur de Dieu, ou la peur du jugement dernier, est en effet une peur culturelle; c’est également le moteur d’action qu’ il privilégie dans sa critique de la raison pratique, moteur sans lequel les gens sombreraient dans l’immoralité par déception face à la différence entre un monde idéal et la réalité. De plus, pour Kant, une action n est véritablement vertueuse que si elle est exécutée de bonne foi; le fait que de la peur soit ressentie prouve que le désir de contrer la situation amorale est réel, donc que l’action est exécutée de bonne foi. La peur organique serait donc absolument nécessaire au développement de l’homme en tant qu’homme, en tant qu’ espèce et en tant que société. Nietzsche, au contraire, dirait que la peur culturelle est quelque chose de négatif, même si elle favorise un développement; la seule motivation souhaitable est la volonté de puissance, soit le désir d’accumuler toujours plus d’expériences dans le but de devenir un surhumain, un être parfaitement égoïste et pourvu de sa propre morale. La peur crée chez l’homme une volonté réactive, soit un désir de réagir aux changements environnementaux; l’homme qui obéit à cette volonté est un homme du ressentiment, un homme faible qui suit la morale dictée par les autres et préfère rabaisser les plus faibles plutôt que de travailler sur lui-même.

Si la peur culturelle doit mener à réprimer les autres, elle nuit en effet à l’homme en lui prenant son caractère sociable. Toutefois, rien n’est moins sûr que cette dernière affirmation : en effet, l’histoire nous montre que tous les processus d’évolution qui ont mené au monde que nous connaissons aujourd’hui se sont exécutés en réaction à un changement, de la multiplication des mammifères après la disparition des dinosaures jusqu’ à l’éducation accessible de nos jours grâce à des meilleures conditions de vie, qui nous permettent de se développer en dehors du cadre de la survie. La situation dangereuse produit donc chez l’homme de la peur (que ce soit une peur organique ou culturelle) qui le pousse à réagir et qui dans le premier cas lui permet de survivre, et dans le deuxième cas d’utiliser ses capacités pour évoluer, développer à la fois son environnement, sa personne et sa société. La peur, loin de nous prendre quoi que ce soit, nous donne, plutôt, l’impulsion nécessaire pour avancer.

Camille Chartrand

 

 
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