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Une élite manipule le monde pour le mettre à genoux. Le récit alternatif des Illuminati montre en creux la défiance qui existe envers les autorités traditionnelles – politiciens, enseignants ou journalistes

La longévité des Illuminati serait en effet exceptionnelle. Ils seraient derrière les crises financières, les attentats, la drogue et même les messages subliminaux violents du rock’n’roll – c’est ce que prétendait Le Rock’n’roll, viol de la conscience par les messages subliminaux, de Jean-Paul Régimbal, un ouvrage de 1983, chroniqué à l’époque par La Gazette de Lausanne…

Bonheur universel
C’est en 1776 qu’en Bavière un ancien jésuite et professeur de droit fonde, sur le modèle des francs-maçons en plein essor, une société secrète dont le but est d’installer le bonheur universel grâce à la liberté de penser: un «nouvel ordre du monde», justement. Pour le remuant Adam Weishaupt, la monarchie et le catholicisme freinent la liberté et l’équité morale. En 1782, son club d'«éclairés» (le sens du mot latin illuminati) comporte quelques dizaines d’intellectuels et de gens de bien – dont Goethe, le poète, et le baron von Knigge, un ex-maçon qui contribua à l’adoption de rituels et symboles proches de ceux des «frères trois-points» (comme la pyramide ou l’œil de la providence). Informé, le prince-électeur de Bavière interdit le groupe jugé subversif en 1784. Les Illuminati sont dissous et, en 1787, Adam Weishaupt est banni et se réfugie en Saxe.

La légende des Illuminati commence là, quand le groupe disparaît. Puisqu’il n’y a plus de faits historiques attestés, désormais tout est secret, et donc tout est plausible. «Il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre… surtout lorsqu’il n’y est pas», plaisante avec ce proverbe chinois Rudy Reichstadt, le fondateur de Conspiracy Watch, ce site qui recense et analyse les théories du complot. «Les Illuminés de Bavière (les Illuminati) n’ont joué aucun rôle dans la Révolution mais ils ont fourni une trame narrative à une grande partie de la noblesse française, sidérée par l’engloutissement brutal de l’Ancien Régime, en lui permettant de rationaliser ce qui venait de se produire.»

Les Illuminati sont ensuite longtemps restés confidentiels, jusqu’à l’explosion d’internet, qui leur a redonné une nouvelle visibilité, surtout dans les années 2010. Faites le test parmi les adolescents autour de vous: tous connaissent les Illuminati. Enfin, «connaissent»: tous en ont entendu parler. Sur YouTube bien sûr, canal officiel des théories non officielles, où certaines vidéos cumulent des millions de vues.
«Avant internet, il fallait être très motivé pour étancher sa curiosité sur un sujet, quel qu’il soit. Aujourd’hui, moyennant un effort modéré, on a accès à un nombre incalculable de sites, blogs, pages et contacts qui nourrissent cet imaginaire du complot, regrette Rudy Reichstadt. Il serait déraisonnable de penser que cela n’a aucune influence, tant ces contenus sont vus et partagés massivement.»
Version extraterrestre ou reptilienne
La grande force des Illuminati est qu’ils sont multitâches: groupe Bilderberg, Big Pharma, big money, tout peut leur être imputé, offrant un formidable récit alternatif, très souvent antisémite, à tout ce qu’on ne maîtrise pas. Prospérant sur la méfiance envers les élites politiques, économiques, scientifiques et journalistiques, parfois décliné dans une version extraterrestre ou reptilienne, c’est Le complot qui explique tous les autres.

Selon un sondage Ifop, décrié, de 2019, 21% de la population française croirait à leur influence. «Il y a des limites aux questionnaires, relève Laurent Cordonier, sociologue à l’Université de Paris, dans l’équipe de Gérald Bronner, l’auteur de La Démocratie des crédules. Nous travaillons avec les requêtes Google, qui montrent un intérêt actif, et on trouve de nombreux «Comment devenir un illuminati?» ce qui tendrait à montrer que des gens y croient sérieusement. Nous pouvons aussi faire des différenciations géographiques: en France, les théories du complot juif ont beaucoup de succès dans certaines banlieues. Ces théories donnent un sens au sentiment (justifié) de discrimination des populations qui y vivent. Une étude menée dans des quartiers d’immigrés de Bruxelles a montré que les discours complotistes séduisent nombre de leurs habitants, souvent stigmatisés ou menacés socialement. Il serait intéressant de mener des études similaires en Suisse, où le contexte social est assez différent.»

Bonnes affaires
Le 1776 sur le billet de banque américain correspond-il à l’indépendance américaine ou à la création des Illuminati? Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il paradé devant la pyramide du Louvre le soir de son élection? Entre vraie croyance et mèmes ou 2e degré, partie intégrante du web, la ligne oscille. Les ados sont-ils dupes de la récupération de Jay Z, quand le rappeur joint les mains en formant une pyramide? Les sites complotistes font en tout cas de bonnes affaires avec les Illuminati: la publicité est abondante sous leurs vidéos, les livres marchent bien et on peut même acheter des certificats d’appartenance!
11 septembre 1990. Cinq semaines plus tôt, l’armée de Saddam Hussein a commencé à envahir le Koweït. Devant le Congrès américain, le président George Bush père évoque «un moment exceptionnel et extraordinaire» et annonce le 5e objectif de son gouvernement: «Un nouvel ordre mondial.»

L’attaque irakienne signifiait en effet la fin d’une époque, un séisme géopolitique qui allait rebattre les cartes entre URSS et Etats-Unis au Proche-Orient. Mais pour de très nombreux citoyens du globe aujourd’hui, «Un nouvel ordre mondial» était en vérité un signal adressé aux Illuminati, une élite internationale secrète dont aurait fait partie George H. W. Bush. Un club soupçonné de manipuler le monde pour asservir l’humanité. Une main invisible à l’œuvre derrière l’attentat du World Trade Center, l’assassinat de Kennedy, ou encore, bien plus loin, la Révolution française.
Mais allez, avouez-le: c’est quand même un hasard étrange que George Bush senior ait évoqué un nouvel ordre mondial un 11 septembre, non?







 
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