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La liesse footballistique massive, d’apparence spontanée, est certes un aspect d’une vaste opération d’aliénation démarrée au XIXe mais avec une bifurcation nouvelle.

Le courant hygiéniste, qui voulait améliorer la santé des travailleurs, c’est-à-dire leur productivité, valorisa le sport, lequel apparut aussi comme le moyen de former des soldats vigoureux. De l’usine au champ de bataille, le sport devint l’antichambre de la guerre économique et le vestiaire de la guerre militaire. Mais à ce sport comme école de la force physique manquait un côté désirable : le jeu joua ce rôle, masquant l’effort et le travail derrière un plaisir partageable et présumé évident.

Né dans la bourgeoisie britannique, le football devint le sport universel, c’est-à-dire un outil par lequel la classe dominante impose ses modes de vie et ses pratiques au reste de la société, à une époque où Orwell dénonçait l’embourgeoisement domestique de la classe ouvrière (1). Le football, qui passe pour populaire, n’est pas le « seul espéranto universel » (Jean Eskenazi) qui contribuerait au « rapprochement des peuples » (Jules Rimet, fondateur de la FIFA (2)). Il est assurément un moyen de diffuser la peste nationaliste – mais pas seulement.

La Coupe du monde, créée en 1930, intervient dans un contexte de crise économique et de tensions politiques. Elle a été et est toujours une confrontation des États-nations, relayant et amplifiant stéréotypes et préjugés. La deuxième édition se déroula en Italie, en 1934, où Mussolini en fit une vitrine du fascisme. Certes, lors des fraternisations sur le front, pendant Noël 1914, on joua au football dans le no man’s land entre les tranchées (C. Veitch (3)) ; mais il servit bien souvent les antagonismes nationalistes, en Espagne, en ex-Yougoslavie, en Ecosse, en Irlande, etc. Là-dessus, l’accord est unanime.

Le football, en tant que mobilisation affective et scopique des masses, est un immense leurre, une régression infantile collective, semblable à une image de l’enfance. Pendant le match, devenu un spectacle télévisuel, les individus fusionnent dans l’émotion passive provoquée par les aléas du jeu, oublient – ou pas – qu’ils admirent des milliardaires, adhèrent à l’idéologie de la victoire, de la démonstration de force, à un ordre du monde où il y a des perdants et des gagnants départagés par des qualités objectives (4 est plus grand que 2), un monde où la richesse, issue de l’égoïsme, prime la solidarité.

Durant la liesse obligatoire règnent les stéréotypes verbaux et corporels les plus simples (chansons, sautillements, slogans). Les masses, canalisées, surveillées, contrôlées, déferlent avec une lenteur alcoolique dans les avenues et les places centrales. Loin d’investir les lieux du pouvoir, ils obéissent entièrement au programme qu’ont prévu pour eux les classes dominantes en allant là où ces dernières ont décidé qu’ils iraient. Loin de menacer celles-ci, les classes dominées expriment l’aliénation parfaite : elles vont « spontanément » régler leurs émotions, leurs espoirs, leur énergie, sur ce spectacle entièrement factice qui, sur des millions d’écrans, publics et privés, fait disparaître le monde réel, ses violences, ses injustices, ses inégalités.

Le mythe de la deuxième étoile cautionne une histoire émotionnelle caractérisée par la répétition, pose un temps cyclique, en rupture avec le temps irréversible de l’histoire véritable. Nul doute que ce temps répétitif apaise et écarte l’angoisse du temps inexorable, celui où le réel, incessamment, change le monde – en réalité le seul temps où l’on puisse agir. Le football, expérience de narcose narcissique, est un stupéfiant social, un euphorisant communicationnel, une messe sans liturgie, une cérémonie sans religion, un rituel d’adoration des dieux du stade, une théocratie de pastiche. Peu après la fin du match, un prêtre télévisuel eut cette formule : « Didier Deschamps est au sommet du ciel ! » (apothéose (4) de Carnaval qui en rappelle une autre que l’on qualifia, sans rire, de « jupitérienne »).

Cette dimension de délire en dit long sur l’état de désublimation répressive où le capitalisme ultra-libéral a réussi à plonger les masses, condamnées à faire communauté non plus dans un projet politique réellement commun et solidaire, où l’on ne ferait pas comme si la « société n’existe pas » (Thatcher), mais dans une fusion purement émotionnelle, passagère, déliée de tout regard global sur le monde réel, dépourvue de tout désir d’action – à part consommer alcools chimiques et iconiques (l’enthousiasme est un marché lucratif).

Le « peuple » de spectateurs de la Coupe du monde n’est pas politique, ni culturel (5), ni esthétique, ni social, ni historique (6) : il n’est que le « un plus un » de consciences isolées, fascinées par l’artifice total du spectacle footballistique, lequel s’ajoute aux autres marchandises culturelles chargées d’accroître encore la solitude et l’isolement. Supposé populaire, le football, paradoxalement, sert à serrer le lien nationaliste sur le néant de la Nation imaginaire, vidée de son contenu, et à dissoudre encore un peu plus le peuple réel, concret. La détresse des masses atomisées est si grande qu’elles s’accrochent, dans un désespoir inconscient mais perceptible, à ce fétiche simili-religieux qu’est le football marchandise, lequel assure donc une fonction de dépolitisation (7).

Sport et masses: La Coupe du monde de l’aliénation
  1. « Orwell est révulsé par le fait que les classes moyennes ont été dépouillées de leur propre rage, qu’elles ont accepté sans broncher leur propre emprisonnement et y ont même, en réalité, aspiré ; c’est la classe moyenne proliférante du XXe siècle qui empêche, de fait, l’éclosion de toute conscience politique. Orwell voit […] évoluer une classe qui se noie dans l’amoncellement de détritus typique de la classe moyenne inférieure : poires pochées, postes de radio, fausses dents, rideaux en dentelle, meubles à crédit, théières, trousses de manucures, assurances-vie » John Crowley & Romi Mukherjee, « Le peuple d’Orwell » dans Agone, n° 45, Orwell entre littérature et politique, 2011, p. 54.
  2. Cf. Jules Rimet, Football et rapprochement des peuples, Genève, Kister, 1954. Jean Eskenazi est un journaliste sportif qui a couvert toutes les Coupes du monde de 1930 à sa propre mort en 1986.
  3. Cf. C. Veitch, « "Play up ! and win the war !" Football, the nation and the First World War », dans Journal of Contemporary History, vol. 20, n° 3, 1985, p. 363-378.
  4. Une apothéose pas si dissemblable que ça de l’apothéose jupitérienne bricolée au moment de l’élection présidentielle française récente. – Le mot signifie a/ mettre au rang des dieux, déification, b/ la mort, c/ honneurs, éloges extraordinaires dispensés par l’opinion publique.
  5. Cf. Yvan Gastaut et al., Le football dans nos sociétés, Paris, Autrement, 2006.
  6. Sur l’histoire du football, cf. Alfred Wahl, Les Archives du football. Sport et société en France 1880-1980, Paris, Gallimard, 1989 et La balle au pied. Histoire du football, Paris, Gallimard, 1990.
  7. La leçon de cette analyse est que si le football semble identique à lui-même en tant que sport, il reste que les effets qu’il produit sont entièrement déterminés par la structure du champ social et politique dans lequel il prend place. S’il fut un outil d’affirmation et de diffusion du nationalisme des Nations lorsqu’elles existaient encore, il est devenu le cache de leur disparition, réduisant la Nation elle-même à une série d’images sans plus beaucoup de réalité à l’ère du capitalisme mondialisé. Cf. Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, 1983, Paris, La Découverte, 1996.
 
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