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Extrait de l’avant-propos du livre Faire face. Le visage et la crise sanitaire (éd. Première Partie, 2021), le nouvel essai de Martin Steffens et Pierre Dulau, postfacé par Giorgio Agamben. Dans ce bel ouvrage qui revient sur le port du masque durant l’épidémie de Covid-19, les deux philosophes démontrent pourquoi le visage, ouvert et offert, est vital aux hommes. (source Iphilo)

À l’heure où nous écrivons, si l’on ajoute aux confinements successifs les mesures imposées de distanciation sociale, cela fait neuf mois que nous sommes dérobés à nous-mêmes. Neuf mois : le temps d’une grossesse. Pour accoucher de quoi ? D’un monstre : un homme sans visage.

Oui, un monstre : l’homme masqué, en plein air et à toute heure, de nuit comme de jour, de gré ou de force, est une chose inquiétante et étrange. C’est un être devenu étranger à lui-même. Car l’homme est son visage. Quand un enfant dessine pour la première fois son père ou sa mère, c’est un visage qu’il fait. En général, il ajoute à ce visage, en lieu et place des oreilles et du cou, deux bras et deux jambes, sans prendre la peine de dessiner le reste. Cela fait sourire. C’est pourtant très sérieux : un visage capable d’accourir afin de le prendre dans les bras, voilà ce que sont, pour lui, un père et une mère. L’enfant offre ce dessin comme l’on tend un miroir : «Regarde, c’est toi», dit-il. Vous avez soudain la chance de vous regarder dans les yeux d’un autre.
Cette manière d’aimer est, pour l’enfant, une manière rigoureuse de connaître. Cette connaissance est aussi claire et précise que peut l’être une description. Mieux encore, elle est plus vraie qu’une description d’adulte. Elle n’est pas encore tourmentée par l’impératif de conformité à l’aspect extérieur des choses. Elle ne confond pas encore le visage avec la simple figure qu’une stricte géométrie permet de dessiner. Son absence de méthode s’entend d’un autre savoir-faire, où le faire est intimement uni au savoir de la relation, à la conscience que nous ne pouvons rien faire sans le secours d’un autre. Le père et la mère sont représentés par son dessin comme capables de se rendre présents : ils ne sont, pour l’enfant, rien qu’un visage doté de jambes et de bras.

Son dessin honore le caractère insaisissable, parce que relationnel, du visage humain. Il réussit à signifier que le visage n’est pleinement visible que s’il s’offre. Le visage humain ne se laisse saisir que s’il n’est pas d’abord capturé. C’est pourquoi il faut qu’il déborde : ce sont des yeux trop gros, des bras qui font une immense ouverture, c’est ce sourire si grand qu’il n’est plus besoin d’ajouter un nez ni quoi que ce soit d’autre… et ce débordement, l’enfant sait que c’est lui qui l’inspire à ses parents. Il vient seulement de traduire le désir inquantifiable qui l’a posé dans l’être : «Comme le monde était beau lorsqu’il n’avait que la largeur d’un visage» [1]. […]

[…] La perte du visage fut, de toujours, un mauvais augure. Ernst Jünger, arpentant les tranchées après les assauts de l’armée adverse, voyait dans les visages disparus de ses compagnons d’arme, têtes fichées dans la glaise ou défoncées par l’éclat d’un obus (futures gueules cassées que peindra Otto Dix), la préfiguration d’un temps de sacrifice de masse, sur l’autel de ces dieux qui ne cessent plus de faire retour : dieu de l’État total, dieu de la sécurité et de l’hygiène, dieu des machines aveugles de la Technique, dieu de la monnaie par quoi tout s’échange.

Notre conviction, enfantine, est que l’on ne saurait conserver une vie morale et politique proprement humaine en rendant l’homme invisible et intouchable. Telle est notre conviction : à force de rendre l’homme inaccessible à l’homme, les personnes masquées qui, dans cette épidémie, sauvent des vies ou en accompagnent le terme (les infirmiers en unité Covid, les médecins en réanimation, les personnels de soins palliatifs…) perdront jusqu’au sens de ce qu’elles font. Comment conserver l’expérience et le goût de l’humain si partout alentour il est frappé d’invisibilité ? Comment concevoir le prix infini d’une vie humaine si, dans notre quotidien, elle est sans cesse humiliée ? En s’imaginant sauver la vie d’une menace mortelle au prix de ce qui lui donne son sens, on ne fait que la condamner une seconde fois. À ceux qui croient encore qu’on peut biffer le visage humain pendant des mois ou des années sans tôt ou tard en payer le prix, nous voulons montrer ce qu’il a, au contraire, de vital.

Dans la nuit qui, depuis l’épidémie, est tombée sur nous, nous n’avons d’autre tâche que de tenir ces divinités en respect. Nous leur opposerons un autre dieu, apparemment plus faible et plus fragile mais qui resurgit chaque fois qu’on lui prête un peu de notre attention, ou qu’on mendie la sienne : ce dieu qui ne craint pas de prendre visage humain.

Spécialiste de Simone Weil, de Léon Bloy et de Léon Chestov, agrégé de philosophie, Martin Steffens est professeur en khâgne au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg. Auteur de plusieurs ouvrages, il a notamment publié Petit traité de la joie (Salvator, 2011) ; Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger (Points, 2016) ; L’Éternité reçue (Desclée De Brouwer, 2017) et dernièrement L’Amour vrai (Salvator, 2018).

Docteur ès Lettres, agrégé de philosophie, Pierre Dulau enseigne en classes préparatoires à Strasbourg. Il est auteur ou coauteur du Dictionnaire paradoxal de la philosophie (éd. Lessius, 2019), de Heidegger, pas à pas (Éd. Ellipses, 2008) et dernièrement de L’Âge du Minotaure. Penser la technique (éd. Kimé, 2020).


[1] «… et, pour l’assister, l’escorte d’un chant d’oiseau.» : René Char, Recherche de la base et du sommet, in Œuvres complètes, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, Paris, NRF, p.705.



 
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