Menu

News

La consommation récréative du numérique – sous toutes ses formes (smartphones, tablettes, télévision, etc.) – par les nouvelles générations est absolument astronomique. Dès 2 ans, les enfants des pays occidentaux cumulent chaque jour presque 3 heures d’écran en moyenne. Entre 8 et 12 ans, ils passent à près de 4 h 45. Entre 13 et 18 ans, ils effleurent les 6 h 45. Exprimé en cumul annuel, cela représente autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (2 années scolaires) et 2 400 heures pour un lycéen du secondaire (2,5 années scolaires). Exprimé en fraction du temps quotidien de veille, cela donne respectivement un quart, un tiers et 40 %. 

Loin de s’alarmer, nombre d’experts médiatiques semblent se féliciter de la situation. Psychiatres, médecins, pédiatres, sociologues, lobbyistes, journalistes, etc., multiplient les déclarations indulgentes pour rassurer parents et grand public. Nous aurions changé d’ère et le monde appartiendrait désormais aux bien nommés digital natives. Le cerveau même des membres de cette génération postnumérique se serait modifié ; pour le meilleur, évidemment. Il s’avérerait, nous dit-on, plus rapide, plus réactif, plus apte aux traitements parallèles, plus compétent à synthétiser d’immenses flux d’informations, plus adapté au travail collaboratif. Ces évolutions représenteraient, in fine, une chance extraordinaire pour l’école, un moyen unique de refonder l’enseignement, de stimuler la motivation des élèves, de féconder leur créativité, de terrasser l’échec scolaire et d’abattre le bunker des inégalités sociales. 

Malheureusement, cet enthousiasme général dissone lourdement avec la réalité des études scientifiques disponibles. Ainsi, concernant les écrans à usage récréatif, la recherche met en lumière une longue liste d’influences délétères, tant chez l’enfant que chez l’adolescent. Tous les piliers du développement sont affectés, depuis le somatique, à savoir le corps (avec des effets, par exemple, sur l’obésité ou la maturation cardio-vasculaire), jusqu’à l’émotionnel (par exemple, l’agressivité ou la dépression) en passant par le cognitif, autrement dit l’intellectuel (par exemple, le langage ou la concentration) ; autant d’atteintes qui, assurément, ne laissent pas indemne la réussite scolaire. Concernant cette dernière d’ailleurs, il apparaît que les pratiques numériques opérées dans la classe, à des fins d’instruction, ne sont pas elles non plus particulièrement bienfaisantes. Les fameuses évaluations internationales PISA *1, *2 , en particulier rapportent des résultats pour le moins inquiétants. Le père fondateur de ce programme admettait lui-même récemment, au cours d’une conférence, « [qu’]au final, cela dégrade plutôt les choses 2 ». [...]

Cette « révolution numérique » est-elle une chance pour la jeune génération ou une sombre mécanique à fabriquer des crétins digitaux ? C’est l’objet du présent ouvrage que d’essayer de le déterminer. Pour cela, nous commencerons, au sein d’un bref prologue, par poser les termes du débat. Nous montrerons alors, d’une part que tous les énoncés ne se valent pas (opinion et connaissance sont deux choses fondamentalement différentes) et d’autre part que la question de l’impact des écrans ne saurait se réduire à une simple histoire de « bon sens ». Ensuite, deux grandes parties seront abordées. Dans la première (intitulée « Homo mediaticus »), nous interrogerons en détail l’enthousiasme général des discours publics pour montrer que ces derniers reposent bien trop souvent, même lorsque l’on exclut les plaidoyers manifestement stipendiés, sur des bases étonnamment boiteuses et désinvoltes. Dans la seconde (titrée « Homo numericus »), nous proposerons une synthèse sinon exhaustive, du moins détaillée, des savoirs scientifiques disponibles quant à l’influence des écrans récréatifs sur le développement de l’enfant et de l’adolescent. Les effets sur la santé, le comportement et l’intelligence seront alors étudiés. Le sujet de la réussite scolaire sera lui aussi discuté – ce qui nous amènera à élargir brièvement le propos à la question des usages du numérique à l’école. 

Une dernière remarque, avant de commencer. Le but ici n’est pas de dire à qui que ce soit ce qu’il doit faire, croire ou penser. Il n’est pas non plus de culpabiliser les parents ou de porter un quelconque jugement critique sur leurs pratiques éducatives. Les pages qui suivent visent uniquement à offrir au lecteur une information aussi précise et loyale que possible ; dût-elle être contrariante ou désobligeante. À chacun ensuite d’utiliser les éléments fournis comme il le veut ou le peut.

Editions du Seuil 


 
Top