Menu

News

Extrait de l'ouvrage de David Colon (Éditions Tallandier/Paris)

Une révolution dans l’art de la persuasion
Ils influencent à notre insu nos comportements et nos attitudes. Depuis plus d’un siècle, ils fabriquent le consentement ou le dissentiment, font et défont les élections, persuadent des nations d’entrer en guerre, défendent les intérêts des industries polluantes ou promeuvent la consommation de masse. 


Qu’on les appelle spin doctors, « maîtres du faire croire », « ingénieurs du chaos », « persuadeurs clandestins » ou « ingénieurs de l’âme humaine », ils ont tous fait profession de nous manipuler pour servir des projets politiques, industriels ou commerciaux et façonnent ainsi le monde dans lequel nous vivons.

Qu’ils soient publicitaires, communicants, propagandistes politiques, lobbyistes, scientifiques, cinéastes ou hommes de télévision, ils sont passés maîtres dans l’art de la persuasion, un art qu’ils ont sans cesse perfectionné en tirant profit des avancées des sciences et des techniques, jusqu’à mettre au point, à l’ère numérique, de véritables armes de manipulation de masse.

Il n’est pas aisé d’admettre que l’on puisse ainsi être manipulés au quotidien, tant l’art de la persuasion des foules est associé, dans nos esprits, aux régimes autoritaires et totalitaires. Pourtant, cette pratique trouve bel et bien son origine dans la démocratie où, faute de pouvoir agir sur les comportements par la contrainte, il est depuis longtemps fait recours à la persuasion, qui consiste à agir en douceur sur les conduites des individus, soit pour les amener à être convaincus de quelque chose, soit pour les engager dans une action. C’est au sein de la démocratie athénienne qu’apparaît la forme la plus ancienne de persuasion, la rhétorique, cet art du discours qu’Aristote définit comme « la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader ».

Depuis l’Antiquité grecque, la rhétorique appréhende en effet le langage comme un outil de manipulation ou, selon les mots de Roland Barthes, comme un « art de la persuasion, ensemble de règles, de recettes dont la mise en œuvre permet de convaincre l’auditeur du discours […], même si ce dont il faut le persuader est faux6 ».

Dans la mythologie grecque, aux côtés de Métis (la Ruse) et Tyché (la Fortune), Péitho (la Persuasion) est une déesse qui exerce son art enchanteur au mépris du libre arbitre de ses victimes. Dans son Gorgias, Socrate critique les sophistes, ces maîtres de l’éloquence qui, dans le seul but de persuader, trahissent la vérité, l’éthique et parfois la logique. La persuasion, écrit-il, est une « pratique malfaisante et mensongère, vulgaire et basse, une duperie au moyen d’arrangements, de fards, de polissage, de vêture, de façon à s’attirer sur soi une beauté d’emprunt ».

L’art de l’orateur, comme l’écrit plus tard Cicéron, « consiste à savoir mobiliser tout ce qui est propre à persuader ». Cet orateur romain reste fidèle à Aristote, qui distinguait dans La Rhétorique trois registres de la persuasion : la crédibilité de l’orateur (Ethos), l’émotion qu’il suscite (Pathos) et la qualité du raisonnement (Logos). La rhétorique apparaît encore de nos jours comme l’art de la persuasion par excellence, qui repose sur une série de techniques oratoires transmises de maître à élève.

Pourtant, depuis le début du XXe siècle, l’art de la persuasion connaît une révolution radicale bien que silencieuse : aux États-Unis d’abord, puis dans l’ensemble du monde industriel, elle est devenue une science appliquée, conçue et sans cesse perfectionnée par une nouvelle génération d’hommes qui se targuent de pouvoir percer les secrets des masses et font profession d’agir sur leurs attitudes et leurs comportements en recourant aux sciences et aux techniques modernes. Dans le contexte de l’avènement des masses dans la vie politique, économique et sociale, le premier d’entre eux, Ivy Ledbetter Lee, applique à l’art de la persuasion des principes tirés de la psychologie sociale et invente les relations publiques, qu’il conçoit comme un outil au service des grandes entreprises américaines pour juguler les revendications démocratiques et le poids croissant de l’opinion sur les politiques publiques.

La Première Guerre mondiale précipite ensuite la mue de l’art de la persuasion en une science appliquée à l’échelle de la nation américaine tout entière lorsque George Creel, qui est chargé de persuader ses concitoyens du bien-fondé d’une entrée en guerre dont ils ne voulaient pas, recourt aux techniques les plus modernes pour influencer non pas l’ennemi mais sa propre population.

Le journaliste Walter Lippmann, proche conseiller du président Wilson, prend toute la mesure de la révolution à l’œuvre. Il écrit en 1922 que « la pratique de la démocratie a pris un tournant » et qu’« une révolution se produit » : « La persuasion, constate-t-il, est devenue un art consciencieux et un organe régulier du gouvernement populaire. »

À l’ère de la démocratie triomphante et de la consommation de masse, l’art de la persuasion ne se résume plus à celui de convaincre mais cible en priorité les conduites des individus, c’est-à-dire leur disposition d’esprit aussi bien que leur manière d’être ou d’agir.

Les nouveaux maîtres de la persuasion trahissent ainsi sans vergogne la conception éthique qu’avait de « l’art de persuader » le philosophe Pascal, qui distinguait parmi les « puissances qui nous poussent à consentir » la voie naturelle de l’entendement – « car, écrit-il, on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées » – et celle de la volonté, cette voie « basse, indigne et étrangère » qui porte à croire « non pas par la preuve, mais par l’agrément ».

En appliquant les principes tirés de la psychologie et en recourant à de nouveaux médias pour subvertir l’entendement, les maîtres de la persuasion font donc de la manipulation, entendue comme l’art de fausser la réalité et d’influencer les individus à leur insu, le principe essentiel de toute communication persuasive.

À partir des années 1920, ce nouvel art de la persuasion se nourrit de la « publicité scientifique », dont Claude Hopkins et Albert Lasker sont les inventeurs.

Les grands publicitaires américains appliquent leur art aussi bien aux produits et aux marques qu’aux hommes politiques ou à la propagande d’État. Certains, comme Edward Bernays et Ernest Dichter, affinent la dimension scientifique de leur métier par l’application de principes tirés de la psychanalyse. Le monde entier s’arrache les inventions de ces manipulateurs de génie, et les propagandistes des régimes totalitaires ont tôt fait de s’approprier leurs techniques ou même, comme l’a fait Goebbels, de les recruter directement.

À chaque fois qu’il franchit les frontières, l’art de la persuasion se perfectionne, à l’image du cinéma de propagande, inventé aux États-Unis en 1915, appliqué à la propagande totalitaire par Sergueï Eisenstein puis Leni Riefenstahl avant que Frank Capra et Walt Disney s’inspirent à leur tour des innovations des cinéastes totalitaires tout en recourant aux sondages et aux études de marché pour perfectionner la dimension persuasive et manipulatrice de leurs films de propagande.

Une fois qu’une technique de persuasion a été inventée, en effet, des artisans ou des maîtres s’emploient l’un après l’autre à en perfectionner l’usage. Et à chaque fois qu’un progrès intervient dans la connaissance scientifique de l’esprit humain, il est presque aussitôt appliqué à la persuasion de masse.

Du le début du XXe siècle jusqu’à nos jours, en matière de persuasion et de manipulation de masse, les États-Unis sont sans conteste « l’atelier du monde ». Première puissance économique mondiale et berceau de la société de consommation, ils exercent jusqu’à nos jours – depuis Madison Avenue à New York puis la Silicon Valley californienne – une nette domination dans le secteur de la publicité et du marketing, mais ils ont aussi accueilli et continuent d’accueillir les principaux centres de recherche voués à l’étude des comportements humains, de la communication et – au croisement des deux – de la persuasion, depuis l’Institut d’analyse de la propagande de Clyde R. Miller (1937), jusqu’au Laboratoire de technologie persuasive de B. J. Fogg.

[...]

Les États-Unis sont également le berceau d’écoles de pensée entièrement vouées à agir sur les comportements, qu’il s’agisse du programme de communication et de changement des attitudes de Carl Hovland, professeur de psychologie à l’université de Yale (Yale Communication and attitude Change Program), ou de l’école de Palo Alto, célèbre pour ses techniques de manipulation langagière.

Les États-Unis sont enfin le berceau des études de marché comme des sondages et attirent depuis longtemps les meilleurs chercheurs étrangers dans ce domaine, à commencer par l’Autrichien Paul Lazarsfeld, qui non seulement a perfectionné la mesure de l’audience des médias et du cinéma mais en a tiré des principes immédiatement applicables à la persuasion de masse, et en premier lieu des « leaders d’opinion ».

Quiconque entend influencer les masses ne peut donc ignorer les « méthodes américaines », qui s’exportent dans de nombreux pays, à commencer par la France, depuis les Trente Glorieuses.

[...]

L’art de la persuasion politique, maîtrisé par une longue série de spin doctors américains dont le plus talentueux est très certainement Karl Rove, a progressivement et durablement influencé les campagnes politiques dans les démocraties occidentales, en faisant de la persuasion politique, ainsi que la définit l’historienne franco-britannique Monica Charlot, « la rencontre, en politique, de la publicité et de la psychosociologie ».

Bien sûr, le modèle américain de persuasion de masse a connu des résistances et des limites. La propagande soviétique d’un Jdanov et la propagande chinoise d’un Lin Biao ont ainsi représenté des contre-modèles pendant la guerre froide. À partir des années 1970, l’empire américain entame même un lent mais long déclin dans le domaine économique, diplomatique et culturel, qui n’est pas sans conséquence sur son pouvoir de persuasion.

Cependant, les États-Unis trouvent bientôt dans Internet un relais de leur puissance, et l’hégémonie américaine en la matière débouche rapidement sur des progrès d’une ampleur inégalée dans le champ de la manipulation de masse. L’invention par B. J. Fogg de la « technologie persuasive » puis du « design comportemental » inspire les ingénieurs désireux de rendre leurs outils numériques plus addictifs ou persuasifs.

Dans le même temps, Google puis Facebook développent de nouveaux outils publicitaires d’un degré de perfectionnement inédit, qui reposent sur l’exploitation des données des internautes à des fins de profilage et de ciblage. Mark Zuckerberg conçoit ainsi avec Facebook le plus grand outil de manipulation de masse de l’histoire, capable de modéliser, de prédire et d’influencer les attitudes et les comportements de 2,8 milliards d’utilisateurs.

[…]

De fait, ces nouvelles armes de manipulation massive offrent à de nombreux acteurs tant politiques qu’économiques l’opportunité d’agir à toutes les échelles sur les attitudes et les comportements des internautes, et parfois d’inventer de nouvelles techniques, comme l’a fait Steve Bannon, initiateur de la « propagande de réseau » et créateur de Cambridge Analytica. En croisant l’analyse prédictive du comportement des électeurs avec le profilage psychologique et le recours à des outils de microciblage offerts par les réseaux sociaux, cette firme a contribué de manière décisive au Brexit et à l’élection de Donald Trump.

Sujet privilégié de nombreuses théories du complot, la manipulation de masse est un fait social et un objet historique à part entière, qui requiert d’être abordé avec une grande rigueur scientifique et méthodologique.

[…]

L’univers de la manipulation de masse est, depuis plus d’un siècle, aussi masculin que feutré. Les maîtres de la manipulation se connaissent ou se lisent, s’inspirent les uns des autres, se plagient parfois, s’envient souvent, et rivalisent d’ingéniosité pour s’imposer face à leurs concurrents. En tant qu’ingénieurs du comportement humain, ils s’emploient à mettre en œuvre une démarche scientifique, que ce soit dans la conception, la mise en œuvre ou la mesure des effets de leurs campagnes. La persuasion, en effet, est une science appliquée à un art en même temps qu’un art appliqué à une science.

Pour influencer en secret le comportement de millions, et aujourd’hui de milliards d’individus, les maîtres de la manipulation ne laissent rien au hasard.

[…]

 
Top