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Charles Saint-Prot, directeur général de l’Observatoire d’études géopolitiques, a accordé une interview au média « Sowt al Arab », sur le thème de l’unité arabe qui demeure, malgré les différents échecs, dans la plupart des esprits arabes. Comment expliquer cette division fatale et quel avenir attendre pour les états arabes, qui partagent indéniablement une langue, une culture, et une histoire commune ?

Sawt al Arab : A quoi est principalement dû l’échec des différents projets d’union arabe du XXème siècle ?

Ch. St-Prot : Face aux menaces et aux défis auxquels il a été confronté, la réponse du Monde arabe est loin d’avoir été à la hauteur de l’enjeu. Pour leur malheur, au lieu d’unir leurs forces les États arabes ont trop souvent fait le jeu de leurs ennemis en se divisant. Des rivalités se sont manifestées concernant la prééminence des uns ou des autres : l’éphémère République arabe unie entre l’Égypte nassérienne et la Syrie baassiste n’a duré que quelques mois, entre 1958 et 1961, parce que dans les faits elle se traduisait par une sorte de vassalisation

de la Syrie au profit de la bureaucratie égyptienne. L’adhésion de l’Irak aurait pu tout changer mais Kassem, qui était lié aux communistes, ne souhaitait pas placer l’Irak dans la mouvance de la République arabe unie, car il estimait qu’en jouant le jeu de l’unité, il favoriserait à son détriment les forces nationalistes arabes en Irak, notamment le Baas. Plus tard, en février 1963, les nationalistes arabes – Baas et nassériens – prirent le pouvoir en Irak, puis quelques semaines plus tard, le Bass en Syrie. Les deux gouvernements envisagèrent une union syro-irakienne à laquelle il fut proposé à l’Égypte de se joindre. Mais Nasser traînait les pieds, tout occupé par les affaires du Yémen où il s’est imprudemment engagé. Le 17 avril 1963, un projet de charte instituant une République arabe unie fut rédigé. Cette union qui aurait sans doute modifié le cours de l’Histoire en scellant la réconciliation entre la Damas des Omeyyades et la Bagdad des Abbassides, ne verra jamais le jour. En effet, si les dirigeants baasistes, Michel Aflak et Salahedine el Bitar, avaient une ligne claire en Syrie, la situation à Bagdad restait confuse du fait des anciennes rivalités entre baasistes et nassériens et finalement le général Aref écarta les baassistes. En janvier 1964, Aref et Nasser négocièrent la constitution d’une Union socialiste arabe mais une querelle inter-irakienne entre « nassériens de gauche » et Aref, qui était conservateur, allait compromettre le projet. Finalement la direction légitime du Baas sera écartée du pouvoir en Syrie, Nasser sortira affaibli de la guerre israélienne de 1967 et en Irak, le régime des frères Aref sera renversé au profit du Baas, le 17 juillet 1968. On ne retrouvera plus les conditions favorables à un projet réaliste d’union car il ne faut, bien entendu, accorder aucun sérieux aux diverses tentatives inspirées par un Kadhafi loufoque. Certes, des unions locales iront parfois dans le bon sens, comme la Fédération des émirats arabes unis fondée en 1971 grâce au Cheikh Zayed, ou la réunification du Yémen en 1990, mais leur impact sur le monde arabe restera réduit.

À vrai dire les ennemis des Arabes – Israël, les États-Unis, l’Iran – ont veillé à empêcher toute union sous quelque forme que ce soit, et ils ont multiplié les coups bas contre les États porteur du nationalisme arabe, à commencer par l’Irak. On ne comprendrait rien à l’acharnement des États-Unis contre l’Irak du président Saddam Hussein si on faisait abstraction du fait que les États-Unis ont toujours voulu réduire les Arabes plus bas que l’herbe et empêcher l’émergence d’une puissance arabe. En vérité, le président Saddam Hussein était le principal obstacle à leur jeu anti-arabe. De fait, ce qui caractérise l’approche géopolitique des États-Unis au Proche-Orient est la volonté d’empêcher les Arabes d’être forts et pour atteindre cet objectif ils s’emploient à le maintenir divisé. En outre, avec la complicité de groupes sectaires, ils cherchent à créer dans de nombreux pays arabes les conditions d’un éclatement ou d’une partition.

L’unité est indéniablement présente dans l’esprit collectif arabe. Comment enclencher une prise de conscience générale quant aux bienfaits de celle-ci ?

Lors du Sommet arabe de Riyad, en mars 2007, le roi Abdallah d’Arabie saoudite citait ce verset du Coran « Dieu ne change le destin d’un peuple que s’il change ce qui est en eux-mêmes » (Coran, XIII-12). La prise de conscience ne naîtra pas par génération spontanée, elle ne peut être favorisée que par effort considérable qui devra naître d’une pensée politique claire. C’est la responsabilité des penseurs mais, hélas, aujourd’hui le Monde arabe en compte très peu. Il faut une avant-garde (al tali’a) qui expose un projet de renouveau (baas) arabe. La première étape doit consister à se demander pourquoi le Monde arabe est marginalisé, humilié, faible sur la scène internationale. La seconde à réfléchir sur les conditions d’un changement et démontrer que la réponse aux défis qui se posent est l’unité, c’est-à-dire un esprit nouveau qui rassemblera les Arabes autour d’objectifs clairs et concrets.

Quel serait le ciment d’une unité arabe ?

Le combat pour la dignité. C’est la recherche de la dignité qui justifie tout combat nationaliste. Les Arabes ont la nostalgie d’un âge d’or. Il faut que cette nostalgie devienne espoir car le nationalisme n’est pas le culte d’un passé momifié et révolu, mais un projet vivant. Si les Arabes veulent peser sur la scène internationale, il faut qu’ils mettent en place les processus de coopération politique, économique, culturelle, technologique et militaire. Ils ont besoin d’avoir leurs propres mécanismes pour résoudre les conflits et assurer leur sécurité sans interventions étrangères. Les problèmes actuels et les bouleversements mondiaux imposent que le Monde arabe prenne les décisions historiques qui s’imposent. Le monde de demain est en train de se construire, les Arabes doivent constituer un grand ensemble solidaire pour ne pas être marginalisés. La coopération inter-arabe est aujourd’hui une nécessité.

Il faut aussi répandre la conviction qu’il n’y a pas vraiment d’alternative. Le Monde arabe ne pourra évoluer qu’en adoptant une ligne favorisant la coopération inter-arabe et l’ouverture au progrès. Sinon c’est le danger de l’obscurantisme des groupes politico-religieux qui ont pris la religion en otage. Ces groupes sont sectaires et fanatiques. Ils ont la haine du nationalisme arabe qui incarne le progrès. Il suffit pour s’en convaincre de lire un récent entretien au Figaro du chef des Frères musulmans tunisiens, Rachid Ghannouchi, qui se livre à un amalgame ridicule pour tenter de discréditer le nationalisme arabe. À cet égard, n’oublions pas que les deux seuls hommes politiques, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi , assassinés en Tunisie depuis les événements de 2011 l’ont été sous le régime dominé par les intégristes du parti de M. Ghannouchi et que ces hommes politiques étaient précisément des nationalistes arabes, proches du Baas.

Quelle forme d’union serait la plus légitime ? Serait-ce une sorte de grand État fédéral ou bien une organisation régionale à l’image de l’union européenne ?

L’arabisme est morcelé en plus de vingt États distincts dont certains ne correspondent pas à de véritables entités sociologiques et d’autres, au contraire, sont des États-nations très anciens et à la forte identité comme le Maroc. Au fil des années, ces États se sont installés sur la scène régionale et internationale.

Le pire ennemi des Arabes est la fitna, la division. La première priorité est d’éviter des rivalités ou – pire – des divisions stériles qui portent préjudice à tous. Quant à la meilleure formule qu’il conviendrait d’adopter, je pense qu’il faut être réaliste. Certes l’unité est une proposition cohérente mais il n’est évidemment plus possible, dans le contexte actuel, de la réaliser sous la forme d’un seul État, même fédéral. Mais le choix ne peut être entre tout – c’est à dire une union totale avec un seul pouvoir – ou rien – les divisions et les querelles sans fin –, il faut envisager d’autres options. Certes, il y a la ligue des États arabes mais, alors que celle-ci a été le première organisation régionale constituée dès mai 1945 (donc bien avant la communauté européenne, l’Asean ou le Mercosur), il faut bien constater que la Ligue n’a jamais réussi à favoriser une quelconque unité et qu’elle peine à s’installer dans le pays géopolitique du monde moderne, se limitant à des réalisations spécialisées ou à de vagues associations inter-arabes (par exemple, parlementaires, avocats, médecins, etc.) . De fait, lors de sa création, les nationalistes arabes étaient hostiles à cette organisation dont l’objectif semblait d’entériner le morcellement et les divisions tout en faisant un contre-feu au développement du nationalisme arabe dont l’influence commençait à se faire sentir auprès des masses. En outre, il aurait sans doute fallu installer le siège ailleurs que dans un grand pays qui allait la phagocyter. Donc la Ligue arabe ne marche pas.

Pour favoriser la coopération inter-arabe, il semble possible d’envisager deux pistes. La première consister à favoriser des ententes entre les sous-ensembles arabes les plus homogènes : la Péninsule, le Maghreb, la vallée du Nil, le Croissant fertile (Liban, Syrie, Jordanie, Irak auxquels il faut ajouter la Palestine qui trouverait ainsi un moyen de se consolider). L’objectif serait de faciliter des intégrations économiques, culturelles (enseignement), sociales (libre circulation des citoyens). La seconde piste consisterait, sur le plan arabe général, à s’inspirer de ce qui a été fait dans d’autres régions du monde, en Europe, en Asie, en Amérique latine. Il ne s’agit certes pas d’imiter mais d’adopter une démarche pragmatique autour de quelques thèmes essentiels : marché commun économique, libre circulation des biens et de personnes, système d’enseignement basique (langue arabe, histoire,..) plus cohérent, système de défense commun ou au moins constitution d’une force arabe capable d’intervenir pour résoudre les conflits dans le monde arabe et le protéger, sur le modèle de la coalition arabe constitué au Yémen. Mais, les positions isolationnistes ou sectaires de certains régimes, parfois alignés sur l’ennemi iranien (comme Damas et Bagdad), le jeu étriqué d’autres, par exemple le soutien d’Alger à un projet séparatiste au Sahara marocain, conduisent à penser que même sur un projet minimum il est difficile de parvenir à un consensus. Il faudrait donc former un noyau dur des États qui ont une vision proche, par exemple, les pays de la Péninsule, le Maroc, la Jordanie, l’Égypte, le Soudan, et, s’ils se stabilisent, le Yémen et la Tunisie puis la Libye.

Quelles seraient selon vous les différentes étapes pour arriver à une intégration arabe ? Autour de quel pays l’unité pourrait se construire ?

Aucun des États arabes n’est prêt de se défaire de ses prérogatives. Aucun non plus n’est en mesure de s’imposer comme chef de file. Or, il n’y a pas de fédération sans fédérateur. Nasser y a songé, puis l’Irak du Baas, mais, aujourd’hui, personne ne peut tenir ce rôle. Désormais, le fédérateur devrait être une prise de conscience, un sentiment commun. Il faudrait imaginer de se réunir autour d’un projet existentiel pour bâtir un destin commun. Malgré les rivalités de personnes ou les divergences de vues sur les moyens – le panarabisme pour les uns, un système d’entente et de coopération plus pragmatique pour les autres –, l’objectif de redonner une influence au Monde arabe, de l’Atlantique au Golfe, reste une ardente obligation.

Le défi pour le monde arabe est de renforcer la coopération inter-arabe afin, d’une part, de déjouer le jeu de ceux qui cherchent à diviser les Arabes pour les dominer et, d’autre part, de peser davantage sur la scène internationale. Il est indéniable que le poids du monde arabe est loin d’être négligeable. Cet ensemble s’étend sur près de 14 millions km² ; il rassemble plus de 335 millions d’habitants et il représente un PIB d’environ 1 300 milliards de dollars. Les pays arabes détiennent 58 % des réserves de pétrole mondiales et 30% des réserves de gaz. Un certain nombre d’entre eux disposent d’atouts importants en matière agricole, de ressources halieutiques, de créativité artisanale, de savoir-faire technique. Les capitaux arabes sont également importants et les ressources humaines ne demandent qu’à être mieux utilisées. 

Les facteurs d’unité – langue commune, histoire, civilisation, mode de vie, religion (malgré l’existence de minorités chrétiennes dans plusieurs pays), etc. – sont infiniment supérieurs à ceux des nations européennes, pourtant rassemblée dans un projet de coopération commun. Donc tout devrait conduire les États arabes à mettre en place un système de coopération qui pourrait d’ailleurs tirer profit des échecs et des erreurs de l’union européenne.
Charles Saint-Prot est directeur général de l’Observatoire d’études géopolitiques (www.etudes-geopolitiques.com). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les nationalismes, dont La pensée française (L’Age d’homme, 2002), Le Mouvement national arabe ou encore Émergence et maturation du nationalisme arabe de la Nahda au Baas (éditions Ellipses, 2013). Deux nouveaux ouvrages sont à paraître dans un avenir proche, L’État-nation contre l’Europe des tribus (à paraitre aux éditions du Cerf) et Histoire du nationalisme arabe.

Cet article a été publié dans sowtalarab.com








 
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