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Ainsi débute un entretien accordé par un écrivain tunisien, Mme Béji à une journaliste du Figaro (0) : « En Tunisie, dans les années 1960, nous portions toutes des mini bikinis vichy à la Brigitte Bardot, nos poitrines serrées dans des balconnets froncés. On ne se posait pas la question de la nudité. »

Le « Nous » et le « Toutes » employé ici est une contre-vérité proférée depuis la position sociale de la romancière francophone. Elles étaient très rares à le faire, une poignée issue de l’élite, urbaine, francophone et privilégiée économiquement.

Elle a réalisé un ‘saut’ dans l’histoire de la prétendue libération de la femme depuis un pays majoritairement musulman avec des traditions où la pudeur, féminine aussi bien que masculine, est un mode comportemental très enraciné vers un monde occidental qui n’est parvenu à la nudité cinématographique qu’après un long processus. L’agrégée en lettres serait bien inspirée de visionner des documentaires d’une époque pas si reculée où les femmes italiennes, corses, grecques avaient la tête recouverte et le corps aussi. Cette tradition vestimentaire est réellement méditerranéenne et outrepasse les frontières nationales du pourtour et celles séparant les trois religions monothéistes. 

En dehors des cours royales où les poitrines féminines s’offraient pour conquérir les places de favorites, le dénudement du corps féminin dans l’espace public a été progressif dans le monde occidental. Il a suivi la prolétarisation des masses paysannes et l’exode rural qui l’a accompagnée. Jusqu’à la fin des années quarante, la page de couverture du mensuel dédié à la mode vestimentaire féminine, l’Officiel de la mode, ne présente que des photographies de femmes chapeautées. Se présenter en public tête nue, ‘en cheveux’ étaient plutôt signe de pauvreté ou de négligence. Il marquait aussi d’ignominie les prostituées qui se signalaient ainsi. La seconde guerre mondiale a même été l’occasion pour les Parisiennes de défier l’occupant allemand. Elles ont bravé les consignes du contingentement du gouvernement de Vichy en se confectionnant des coiffures extravagantes à l’aide de matériau de récupération. C’est la Grande Guerre qui a mis les femmes au travail à l’usine, leur a fait emprunter des bicyclettes et adopter un vêtement en rapport avec leurs nouvelles fonctions dans le mode de production capitaliste. En Urss aussi, elles ont accédé en masse au travail industrialisé nécessité par le programme de rattrapage du retard par rapport à l’Ouest mais l’émancipation des femmes dans les pays socialistes a emprunté d’autres voies qu’en Occident.

Avant que le ‘Vichy rose ne s’en vienne faire des fronces sur les plages fréquentées par les rejetons de la classe moyenne et petite-bourgeoise francisée tunisienne, il faut poser la question de quoi Brigitte Bardot est-elle le prétexte dans cette France des années 1950 ? Que promouvait-elle et que promettait son image puisque la nouvelle religion de la consommation de masse passe par l’adoration d’icônes.

Le vrai père de Brigitte Bardot, pas l’apparent, Roger Vadim qu’elle a connu à 16 ans et épousé à 18, a été Raoul Lévy (1). Ce météore fulgurant du cinéma français, mort par suicide à 44 ans, est le fils d’un directeur d’usine anversois. Il a fait ses classes auprès d’un producteur cinématographique étasunien, Edward Small (2). Il a, à cette occasion, appris la norme américaine qui veut qu’un producteur est le véritable réalisateur, il choisit le script, les acteurs et le metteur en scène en même temps qu’il trouve le financement et assure la distribution.

Bardot grâce à ‘Et Dieu créa la femme’, au scénario d’une épouvantable pauvreté et une direction d’acteurs inexistante, avec la complicité de Vadim et de Lévy, a été lancée comme une Star. D’autres étages de la propulsion de l’étoile Bardot seront bientôt propulsés par Raoul Lévy, « Les bijoutiers au clair de lune » en 1958 et « Babette s’en va-t-en guerre » en 1959. Elle va modeler l’imaginaire des jeunes filles et des femmes qui vont vouloir se coiffer comme elle, s’habiller comme elle. Comme elle va déterminer celui des hommes sensibles à ce personnage de femme-enfant qui use de sa beauté provocante débordant de sexualité comme argument social. Un peu sotte mais très jolie et très lascive, Juliette s’ennuie dans ce petit village de pêcheurs, elle trompe son mari avec son beau-frère et un milliardaire en goguette. Après avoir exécuté une danse cathartique au cours de laquelle elle y découvre ses jambes magnifiques et sa culotte blanche, interrompue l’irruption de son pitoyable mari, elle retourne sagement à son foyer, non sans avoir reçu deux bonnes gifles. Un point final machiste à souhait. Le message à peine subliminal est que la femme des années soixante accédera à sa ‘libération’ par la sexualité. Le film n’avait eu qu’un succès mitigé à sa sortie en France alors qu’il a conquis rapidement et massivement les Usa. Sa renommée s’accrut d’autant par la polémique qu’il a suscitée. Un archevêque étasunien promettait l’excommunication à ses ouailles qui braveraient l’interdiction d’aller le voir. La magnifique BB figure l’amorce de ce qui deviendra le mantra des années 70, ‘le jouir sans entraves’. 

Ce film est assez emblématique du genre destiné à la grande consommation ’culturelle’ car il concentre quelques ingrédients du façonnage idéologique par l’industrie du spectacle. Depuis les deux guerres mondiales, les étroites collaborations d’Hollywood avec le Pentagone puis avec la CIA, l’emploi des ressources fournies par la psychanalyse et la psychologie comportementale, sont systématiques, Le film, surtout depuis qu’il est devenu sonore et coloré, devient un vecteur majeur de manipulation émotionnelle incorporée dans la production des studios d’Hollywood. ( 3 ) La pénétration des esprits est d’autant plus aisée qu’elle se fait sur le mode du divertissement, la fascination par l’image en mouvement avec des rythmes particuliers abolit toute mise en distance par rapport aux héros proposés. Guy Debord en 1978 dans la première partie de ‘In girum imus nocte’ décrit assez bien la mystification des agents de la reproduction sociale par cette industrie quand il devient le public du cinématographe et aussi celui de sa propre vie dans laquelle il n’a aucune latitude de choisir son mode d’être et où il ne décide de rien.

De façon progressive, l’idéal du spectateur sera celui d’un être individualiste à la recherche de son bonheur personnel avec en toile de fond, la démocratie à l’américaine, représentative et teintée de suprématisme. Cet idéal finira par supplanter la figure qui participe aux mobilisations d’émancipation collective du joug du capital dans le monde dit ‘libre’. 

Plan Marshall et fordisme avaient éloigné l’ère de la restriction et ouvert celle de l’abondance. Les salaires sont à un niveau honorables, les luttes syndicales et la pression du monde communiste y aident, la production industrielle est absorbée.

Ce n’est pas encore le règne absolu des monopoles, la concurrence entre les produits (non nécessaires et déjà superflus) s’exerce à grand renfort de publicité. Bardot devient une ‘marque’. Toutes les filles veulent porter les ballerines Cendrillon conçues par Rose Repetto pour le film de Vadim. Elles s’emballeront ensuite pour le coton à carreau Vichy, popularisé par les photographies de son mariage avec Jacques Cherrier où elle portait une robe signée Esterel dans cet imprimé. En lieu et place d’une émancipation de la femme, Bardot apparaît comme la marionnette inconsciente du rôle qu’elle joue, elle normalise pour un long moment le statut de la femme comme pur objet, disponible pour l’acte sexuel. Depuis, les photographes exigent des mannequins anorexiques soumises à leur ‘shooting’ de mimer l’extase sexuelle. 

Le libertinage ne peut être assimilé à une révolution que par un abus de langage qui est en réalité un viol délibéré du sens. Il a été pratiqué par l’aristocratie de cour, une fois qu’elle a remplacé la noblesse d’épée et qu’elle fut domestiquée par la monarchie absolutiste. Vadim va poursuivre dans cette veine du film qui prône une révolution dans les mœurs en adaptant en 1960 l’œuvre de Choderlos de Laclos « Les liaisons dangereuses », roman épistolaire du 18ème siècle. Derrière les mariages de convenance qui sont des alliances de patrimoine, cette littérature issue du siècle des ‘lumières’ décrit la frivolité de parasites désoeuvrés qui vivent du surplus fourni par leur paysannerie. Leur occupation est une guerre de salon, la réputation d’un homme se fait sur le nombre de ses conquêtes, surtout les plus improbables, celles de femmes pieuses, celle d’une femme sur l’étendue de sa cour tissée autour de fidélité discrète de ses amants. On tire les filles des couvents pour les fiancer, on a un confesseur attitré et on entretient un réseau de relations extra-conjugales. Le héros du roman, le Vicomte Valmont (Gérard Philippe) songe à composer ‘un catéchisme de la débauche’. Son amie en rouerie, devenue sa femme dans le film de Vadim Mme de Merteuil (Jeanne Moreau) lui demande de séduire la promise de l’un de ses anciens amants qui l’avait délaissée sans sa permission. Elle enjoint à son partenaire en libertinage de renoncer à son attachement amoureux, jugé comme une pure vulgarité, pour une femme imprégnée de religiosité et imagine des procédés machiavéliques pour perdre la jouvencelle et la dévote. Laclos décrivait une société, la sienne, celle d’une petite noblesse en voie de déclassement lors de la montée au pouvoir d’une bourgeoisie marchande. Vadim propose un mode de vie aux salariés venus s’entasser dans les villes et à leur périphérie, libérés de la condition de la paysannerie puisque le Crédit Agricole favorisait la révolution verte par des prêts pour la mécanisation de l’agriculture. L’exode rural a permis le développement d’un sentiment d’embourgeoisement pour ces employés dans le tertiaire, inconscients de n’être qu’un rouage de la machinerie industrielle et financière qui les aliène en les distrayant.

Voilà comment Mme Béji a été conduite à s’exhiber fièrement dans un maillot deux pièces sur une plage de Tunis. Elle n’a fait qu’exécuter dans un pays musulman des injonctions développées pour d’autres, sous d’autres latitudes, plus au nord. La Tunisie récemment libérée d’une colonisation directe est déjà sans discontinuité livrée à sa forme néocoloniale moins coûteuse pour le capital du centre et moins immédiatement odieuse, plus séduisante. Mme Béji est la représentante caricaturale du réceptacle de cette séduction et le maillon de sa transmission à d’autres couches de la société pas encore atteintes par la lumière de la condition de l’être prolétarisé, coupé de sa culture, de son histoire de son savoir-faire et devenu étranger à lui-même. Si elle fut innocente dans sa jeunesse dans son désir d’imiter les filles du pays dominant elles-mêmes victimes de l’ordre implacable des rapports de production et de son idéologie qui imprègne le moindre détail de la vie, elle l’est moins aujourd’hui quand elle déplore encore que ses compatriotes n’aient pas son comportement dérisoire par son mimétisme. Elle n’a plus l’excuse de l’âge.

La France avait décidé de construire parmi la population dominée une classe instruite dans sa langue et dans sa culture, le principe en a été théorisé depuis longtemps et réactualisé à l’occasion de la seconde guerre mondiale quand elle a mesuré sa fragilité face à la puissance irrésistible des Usa qui allaient la priver de ses possessions coloniales. Cette catégorie de petits clercs, les ‘bons arabes’, ses petites soldats ‘idiots utiles’ à la pérennisation du système d’exploitation des pays périphériques par le Centre, Mme Béji en est le prototype. 

Elle considère les non francophones comme des sous-civilisés, elle les ressent comme des étrangers et l’inverse est vrai. Elle est considérée par les ‘indigènes’ comme une étrangère à son pays et à ses mœurs. L’indépendance fut octroyée mais aux conditions d’un troc, les dirigeants de l’Etat sorti des luttes nationalistes ont été triés parmi cette élite fabriquée par l’ancien colon. Or la plupart des combattants et des résistants, morts pour la dignité et la liberté des leurs, appartenaient à ce menu peuple, arabophone et souvent pieux, celui-là que Mme Béji méprise et sans le sacrifice duquel elle n’aurait pas eu l’occasion d’être interrogée par le Figaro et de se plaindre de son arriération et son obscurantisme.

Ce peuple ‘retardataire’ dans la marche pour le Progrès figuré par l’Economie qui a transformé tout en marchandise, y compris les relations humaines de soins, d’éducation et d’élevage des enfants, a été écarté par les mandataires tunisiens francophones et ‘laïcs’ du néocolonialisme. Il a été réduit au silence et a payé le prix fort sa contestation d’un pouvoir autoritaire qui a creusé les inégalités et a considéré sa position politique comme une rente à vie, voire transmissible par héritage. Il a puisé sa force, son aspiration pour la justice et ses ressources spirituelles et politiques dans le seul espace qui n’avait pas été encore contaminé par la marchandise, la mosquée. (depuis la propagation du wahhabisme qui est un anti-islam, elle en a été souillée) Ceux que Mme Béji désigne par ‘islamistes’ avec l’intonation péjorative de rigueur ont été exécutés sommairement, emprisonnés, torturés et, s’ils avaient eu un peu de chance, ont connu les affres et l’amertume de l’exil. Ils n’ont pas eu la chance ni le privilège de fréquenter les écoles de l’ancien occupant. Ils se sont contentés de la force du message coranique qui recommande aux Musulmans de pratiquer la justice sociale et qui impose comme fondement dans le dogme une redistribution des revenus en faveur des nécessiteux. Ce n’est pas le lieu ici d’expliciter les raisons historiques qui ont empêché l’accumulation primitive au sein d’une société qui pourtant pratiquait le mercantilisme lointain mais on peut affirmer que certaines contraintes d’équité inclusives dans l’Islam ne l’ont pas favorisée. De là, les conditions de l’industrialisation n’étaient pas réunies dans la sphère culturelle islamique et pas non plus sa suite, la catastrophe sociale de l’exploitation et celle des guerres totales. Ce que vous semblez déplorer.

Mme Béji est heurtée, bouleversée, révoltée même de voir des filles en burqa ou en burkini. Cette sensibilité réservée aux filles qui choisissent de se couvrir la tête ou le corps aurait été désopilante si elle n’était pas tragiquement associée à sa propre aliénation qui lui fait paraître le sort de l’Occidentale comme enviable, le seul possible et le modèle universel. En Occident, la femme est devenu un objet sexuel qui subit une triple servitude. Elle n’a toujours pas conquis une égalité de salaire pour un travail égal à celui de l’homme. Elle est trop souvent encore victime de violences qu’exerce à son encontre son conjoint. Elle subit de façon régulière des harcèlements sexuels à son poste de travail, par ses collègues masculins ou sa hiérarchie. Elle accomplit un double travail, les soins domestiques et l’esclavage salarial. Elle accède trop rarement à des postes de responsabilité valorisant à bagage intellectuel et universitaire égal à celui de ses pairs masculins. Elle se doit de rester séduisante, mince, jeune et efficace pour son conjoint (quand elle en a un) et son patron (quand elle n’est pas au chômage) et d’obéir aux injonctions de la mode faite par des hommes. La crise économique devenue un mode structurel pour le capitalisme financier précarise d’abord la femme, avant même l’émigré. Elle est assujettie au travail à temps partiel et flexible, rendant toute autonomie de vie improbable. Ceci devrait inciter Mme Béji à pleurer plutôt sur le sort des travailleuses pauvres en Occident et leurs familles monoparentales quand elles en ont une, obligées de recourir aux antidépresseurs comme béquille psychologique. 

Mme Béji, vous est-il venu à l’idée que ces filles emmaillotées et pas fagotées à la mode occidentale sont peut-être épanouies spirituellement et socialement? Les avez-vous seulement fréquentées ou interrogées? Le discours redondant de mépris (et de méprise) développé par les clercs des medias dominants occidentaux que vous faites vôtre sans même l’adapter à leur égard vous aveugle.

En quoi ce témoignage de pudeur leur rendrait-il la vie moins intéressante et moins ouverte au monde ? En quoi leur interdirait-il de l’interroger, de l’explorer dans ses expressions infinies et pourtant procédant de l’unicité ?

Une dernière remarque.
Mme Béji prétend comprendre et par là approuver l’islamophobie -développée par les Occidentaux comme arme de persuasion massive vis-à-vis de leur propre population, soumise à une limitation de plus en plus importante de ses libertés civiques- car elle serait une angoisse salvatrice. Le maintien à ce niveau de l’angoisse sociale vis-à-vis d’un fichu soigneusement entretenue par des medias aux mains de propriétaires en petit nombre et connus est un élément d’ingénierie sociale et l’agrégée de lettres moderne acquiesce.

En connaît-elle la genèse complexe ?
Entrecroisement d’une dépréciation des peuples à coloniser puis ayant acquis le statut de marges pour l’Empire, du sous-prolétariat qui en provient et qui a émigré, de la détestation de la révolution islamique inattendue en Iran et enfouissement de la lutte anticoloniale des Palestiniens sous l’appellation de terrorisme. Enfin justification des nouvelles guerres périphériques interminables menées au Moyen Orient, indispensables au maintien de l’hégémonie étasunienne et israélienne. 

Les femmes et les filles voilées de par le monde (dont je ne fais pas partie) ont pour Mme Béji de la compassion et sont attristées de son amour pour ses maîtres en ignorance. Mme Béji n’a pas dû remarquer que s’est effectué sous ses yeux non voyants un retour au port du fichu de filles dont les mères s’étaient dénudées comme elle. Elles y trouvent une garantie de leur dignité et d’une attestation de leur croyance en un Dieu unique. Mais cette rupture manifeste de toute une génération dans la marche vers la libération n’est pas compatible avec le point de vue positiviste d’un mouvement inexorable vers le « Progrès et ses lumières ».

Dr Badia Benjelloun.
Le 24 septembre 2017.

Le texte de l’entretien est ici (0) : http://www.comite-valmy.org/spip.php?article8919








 
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