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Rouen rive droite. 4h du matin. Je sors dehors pour bercer ma fille, un nourrisson de deux mois. Elle a parfois besoin d’un bol d’air frais pour s’apaiser et se rendormir à nouveau. 

J’entends une détonation au loin. Je ne suis pas particulièrement alarmé mais je profite d’être réveillé pour aller jeter un œil sur les réseaux. Un ami vient de poster une vidéo de l’usine Lubrizol en flammes. Je vais sur twitter pour recouper l’information. France Bleu, Paris Normandie et tout un tas de badauds sont déjà sur place. L’information est véridique, l’une des usines aux productions les plus nocives du port rouennais part en fumée et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Je réveille ma copine pour l’informer. On ne parvient pas à se rendormir. On en discute rapidement on est tous les deux d’accord pour se dire que dans le doute, il faut s’éloigner de Rouen, genre maintenant.

« Si un jour ça explose dans ce coin là, Rubis, Petroplus ou Lubrizol, partez vite, partez loin. »

Si mes souvenirs sont bons, c’est au lycée qu’on vous apprend ce qu’est un site classé Seveso. Pour ceux qui ont grandi dans la région, le port rouennais en constitue l’exemple privilégié situé à seulement quelques centaines de mètres du centre-ville. On a tous en tête le professeur qui vous dit : « si un jour ça explose dans ce coin là, Rubis, Petroplus ou Lubrizol, partez vite, partez loin. »

Avec nos enfants en bas âges, et leurs poumons de la taille d’une balle de ping pong, on prend immédiatement nos dispositions. Pendant que l’un prépare quelques affaires en speed, l’autre réveille les colocataires. L’un d’eux, encore dans le « gaz », remet en doute l’urgence de la situation. Tandis que l’autre, dont le père a bossé dans cette usine, nous confirme la nécessité de partir.

Une communication gouvernementale affairée à gérer davantage sa « population » plus que la « catastrophe » elle-même

Mais par où ? A combien de kilomètres ? Impossible de se fier aux autorités. D’un côté on nous dit qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter, qu’il n’y a pas de toxicité aigu, mais de l’autre qu’il s’agit d’un site qu’ils ont classé eux même « Seveso seuil haut », qu’il est intégralement en train de brûler et d’exploser, qu’on ferme les écoles, et qu’on demande aux agriculteurs de rentrer le bétail. Une succession de paradoxes qui laissent planer le doute sur la communication gouvernementale affairée à gérer davantage sa « population » plus que la « catastrophe » elle-même. Répéter qu’il n’y pas d’effets sanitaires immédiats sur la santé dans une telle situation constitue une mise en péril de masse. Cette communication inspire des impressions contradictoires qui vont d’un faux sentiment de sécurité à un fort sentiment de méfiance.

Bon, regardons le sens du vent, et partons dans l’autre sens. Des amis habitent au Sud de l’agglomération. Ils sont à quelques kilomètres seulement de l’épicentre, mais on fera étape là bas pour réfléchir davantage. D’autres amis nous y retrouvent. Nous ne sommes pas les seuls à prendre cette catastrophe au sérieux. Sur la route, de passage sur le pont Mathilde, on aperçoit l’immense et épaisse fumée qui s’échappe de l’usine. On peut ressentir sa densité, sa charge, comme une chape de plomb. Elle s’élève depuis la rive gauche et une fois la Seine passée, elle semble déjà retombée, comme pour caresser les hauteurs bourgeoises de la rive droite. Notre fils lui, y voit tantôt un arc en ciel, tantôt une tête de dragon. 

Il pleut de l’huile de vidange sur la région

Milieu de matinée. On est donc plusieurs à se retrouver chez notre ami. On met en commun nos différentes informations sur la situation. On est branché sur twitter. Le hastag Lubrizol commence à chauffer. Les témoignages des premières retombées ne tardent pas : par ici l’odeur est prenante, les yeux démangent, on toussote, au nord la suie recouvre les jardins potagers et flotte à la surface des bassins de rétention. En gros, il pleut de l’huile de vidange sur la région.

On essaye d’y voir plus claire tout en ne cédant ni à l’urgence, au déni ou au fantasme apocalyptique. Plusieurs sources et notre bon sens nous incitent vivement à nous éloigner. On dresse la liste des points de replis possibles. On veut partir ensemble, mais les plans sont limités. Nous sommes une quinzaine. Il y a des nourrissons. On parvient finalement à se dispatcher dans des conditions qui conviennent à tous. Une majorité du groupe met le cap vers Dieppe.

L’expérience d’une migration intérieure

Nous, on part à Caen. Cela nous semble cohérent par rapport au vent et à la distance. Des amis y résident. Ils nous proposent dans un premier temps d’être hébergés au Marais, dans l’attente d’autres solutions. Le Marais c’est cet énorme squat ouvert pour les migrants sans solution de logement. C’est une expérience particulière que celle de se retrouver à migrer… mais une migration intérieure, 2.0. Bon ça va, on a fait que 100 bornes, en voiture et sans être traqués par la police. Mais peut-être aurait-il fallu des dizaines de Marais si davantage de rouennais avaient pris la mesure de la situation, ou si les autorités avaient daigné livrer quelques bribes de vérité.

Fin d’après midi. On prend des nouvelles de nos familles. Tout semble presque normal. Une sœur maintient sa sortie au théâtre, mais avec un masque. Une autre sœur a bu des coups en ville. Il paraît qu’on voyait presque plus le nuage de fumée ! On passerait presque pour fous, irrationnels voir égoïstes quand on leur dit que l’on a bougé sur Caen. C’est ce subtil déplacement qu’a réussi à provoquer la communication officielle : on passe de la notion « réaction à des atteintes réelles » vers l’idée « d’angoisses plus ou moins fondées » jusqu’à celle de « peur foncièrement irrationnelle ».

Sera-t-il plus sain de manger McDo plutôt que local pour les prochaines années ?

En ce qui nous concerne, les cuves de récupération d’eau noircies, les pigeons morts sur les quais et les maux de têtes ressenties par les rouennais nous suffisent à rester encore éloignés. Mais le problème, c’est vrai, c’est que nous ne savons pas. Il faudra probablement plusieurs années de suivi sur des dizaines de milliers de rouennais, de prélèvement dans les sols et dans l’air, pour quantifier les effets de ce désastre. Qu’en est-il des milliers d’hectares de terres agricoles survolées par le nuage toxique ? Sera-t-il plus sain de manger McDo plutôt que local pour les prochaines années ? On n’en sait foutrement rien. Ce qui est certain, ce que la marche de ce putain de monde ne peut QUE mener au gouffre, à l’exil ou au cancer. Le mode de production actuelle, ses productions que l’on sait pourtant nocives, ne peuvent QUE produire des ravages d’écosystèmes, des déserts humains et des territoires perdus.

Mon sentiment aujourd’hui ? C’est comme si l’horizon d’une vie bonne à Rouen s’était obscurci. Je vais maintenant être obligé de refuser les légumes que ma belle-mère nous apportait à la maison chaque semaine. Je vais être obligé de porter un masque alors que c’est illégal et que j’ai du sursis (#giletsjaunes). Bref, c’est la merde.

Qu’est ce qu’on attend pour foutre le feu ? 



 
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