Durant les années 1960-1970 une autre acception du terme diaspora, issue des African Studies, met l'accent sur la victimisation des Africains déportés dans les Amériques et leur reconfiguration et invention d'identités et de cultures hybrides, métisses, plurielles. Se représenter soi-même en diaspora prend le pas sur faire diaspora, c'est-à-dire organiser la dispersion d’individus disséminés.
Une diaspora devient essentiellement une représentation, un discours, une revendication et non à la fois une représentation et une forme vivante d'organisation et de culture communautaires auxquelles adhèrent de multiples catégories sociales et non simplement quelques activistes. Néanmoins, cette acception du terme diaspora demeure centrale dans la dénonciation d'une face sinistre de la modernité.Dès leur émancipation les Noirs des États-Unis montrent un intérêt pour l'Afrique et leurs racines. L'African Civilization Society est fondée en 1858 aux États-Unis, une république pour les descendants d'esclaves (Libéria) à la fin du 19ème siècle et l'Association universelle de la race nègre et la Ligue des communautés africaines en 1914 [Pérouse de Montclos, 2003]. Puis, durant les années 1930, l'idée de retour à la terre dont les Africains ont été arrachés par la force, est réarticulée par des mouvements invoquant l'idée de Babylone noire.
Le mouvement rastafari né en Jamaïque, articulé par Marcus Garvey, un activiste jamaïcain, et largement dérivé de l'Ancien Testament prône un retour en Afrique pour en finir avec l'oppression des Noirs en Amérique. À la suite du couronnement du Prince (Ras)Tafari comme l'empereur Hailé Sélassié en novembre 1930, celui-ci est considéré comme le Messie et l'Éthiopie comme la terre promise. Melville Herskovits (1938) contribue pour sa part à cette revalorisation de l'Afrique et de la culture des descendants d'esclaves. L'indépendance des colonies européennes, la lutte pour les droits civils des Noirs aux États-Unis et le mouvement rastafari sont des facteurs de la réémergence d'une conscience panafricaine des Noirs antillais et états-unisiens durant les années 1960-1970. On utilise les termes de Black Diaspora [Shepperson, 1966] et de diaspora africaine [Ziegler, 1971, in Dufoix, 2004, pp. 7-8) et une correspondance est faite entre diaspora juive et dispersion forcée des esclaves africains dans les Amériques. Ce retour du Sud, soit les revendications de descendants d'esclaves comme d’immigrés non européens en terre blanche, induit une transformation de l’idée de diaspora et soutient le succès des études dites post-coloniales.
La colonisation n'est pas uniquement une domination politique et économique mais aussi une domination psychique et intellectuelle; elle détruit ou défigure le passé des colonisés, passé qu'ils doivent recomposer pour accéder à l'histoire et à la reconnaissance sociale. Frantz Fanon pointa la recherche passionnée d'identité par les sujets post-coloniaux espérant découvrir au-delà de leur mémoire de dénigrement, de mépris de soi, de misère quotidienne une époque heureuse et splendide qui les réhabiliterait à leurs yeux [Hall, 1990, p. 223). Dans le cas des Noirs des Amériques, une lutte entre deux définitions de l'origine oppose une Afrique idéalisée, mère de toutes les civilisations à préserver en des enclaves et une Afrique qui fait des Noirs états-unisiens les égaux des émigrés en les ancrant à un lieu d'origine. La recherche identitaire n'est en rien aisée.
Les Africains asservis et leurs descendants composaient et composent encore une population fort diverse, dispersée au sein de sociétés différentes et leur mémoire de régions d'origine en Afrique, de la traite négrière, de l'esclavage et de l’affranchissement est multiple. De plus, si tout passé est à redécouvrir et à réinterpréter, l'absence de traces matérielles, écrites, rend la redécouverte difficile et le passé doit être réinventé et imaginé à partir de traces. L'idée de diaspora vient signifier cette trace de mémoires de dispersion, de séparation, d'assujettissement, de mépris subi, de perte d'identité, de transplantation. La diaspora devient cette mémoire commune et aussi, facette positive construite par les victimes, ces créativité, réinvention, métissage et hybridation culturelle qu'incarne au premier rang le monde antillais [Hall, 1990; Chivallon, 2004].
Léopold Senghor et Aimé Césaire parlaient de négritude et d'hybridité entre mondes africain, américain et européen. Paul Gilroy (1993) parle de l'esclavage dans le Nouveau Monde comme d'une expérience de dispersion violente et d'invention culturelle [Chivallon, 2002], d'une expérience diasporique (Black Atlantic). Quant à Seymour Drescher (1999), il compare le trafic négrier occidental à l'Holocauste et crée le terme de Black Holocaust. Cette définition de la diaspora s'insère dans les luttes politiques sur le statut des minorités et la responsabilité des majorités culturelles et de l'État à leur égard. Les années 1970-1990 sont des années de revendications de groupes s'affirmant des victimes historiques de la nation ou de l'État et pour ce faire s'identifiant à des diasporas. Mais la revendication de l'égalité des droits des individus ne suffisant pas à fonder des demandes de discrimination positive et de reconnaissance symbolique, il faut démontrer une victimisation passée que, selon le sens commun, toute diaspora a subie.
Le terme de diaspora dans une acception d'exclusion et d'exil forcé devient une qualification utile à des revendications et une surenchère survient entre groupes victimes. Selon cette seconde acception, la première diaspora moderne serait apparue en Amérique latine où pour la première fois la notion de pureté européenne et d'exclusion des autres 'races' a été affirmée. La diaspora serait un produit de l'expansion européenne débutant au 15ème siècle par l'annihilation ou le déplacement de populations amérindiennes [Anderson, 1998] et se poursuivant par la mise en esclavage de millions d'Africains, l'assujettissement de milliers d'Asiatiques et l'expulsion ou l'extermination de minorités sous la poussée de nationalismes. Le terme diaspora participe dès lors du retour sur lui-même du discours de la modernité et du progrès et de la mise à jour de ses failles. Le propos apparaît politiquement légitime mais il n'apporte guère d'éclaircissement sociologique sur la notion de diaspora, si ce n'est de répéter un fait connu.
Les diasporas participent d'une réalité contredisant la logique de l'État moderne et en sont souvent les victimes. Le terme diaspora participe aussi selon cette critique de la modernité, du débat sur la définition de la culture [Hall, 1990].
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Auteur : Denise Helly
Institut National de Recherche Scientifique