Des populations migrant à la recherche de meilleures conditions de vie, sous pression de la misère ou d'une répression politique, montrent une plus ou moins forte propension à maintenir des liens avec une région d'origine et ce lien est réel. Par contre, dans le cas de populations dispersées par la violence, ce lieu peut être réel, symbolique ou imaginé.
Dans ce dernier cas il n'est nullement ancré dans l'histoire et dans un territoire, il est une référence identitaire. Ces deux conceptions peuvent coexister au sein d'une même population. Des Juifs canadiens de troisième et quatrième générations voient en Israël un patrimoine ancestral, l'État canadien étant leur État [Olazabal, 1999, 2006]. D’autres, anti-sionistes, refusent toute banalisation d'Israël en État et pensent que la consolidation de la « terre d’origine », soit la création de l'État israélien, a signé la fin de la diaspora juive. Suite à l'échec de leur tentative de contribuer à une construction démocratique de l'État arménien après 1991 des groupes européens et américains d'ascendance arménienne refusent cet État et, face au constat de leur différence culturelle et politique insurmontable avec les Arméniens d'Arménie, ils inventent une Arménie originaire. L'État arménien n'est plus à leurs yeux qu'un ultime rempart face à un éventuel danger d'assimilation [Ritter, 2005].
Enfin, autre cas, le lieu d’origine peut être absent. Les Tsiganes ont construit une organisation communautaire par-delà les frontières mais nullement un discours sur un centre d'origine. Historiquement les diasporas "classiques" n’ont pas toujours développé le mythe d'une terre d’origine incarnée par un pays précis, pas plus que l’image d’un retour à ce pays. Les Juifs de l’Antiquité et de la Méditerranée aux 11-13èmes siècles n’avaient nullement l’idée de provenir d’un seul pays mais plutôt de provenir de diverses régions (Babylone, Palestine, Égypte, Andalousie) ; ils ne se représentaient pas comme des exilés d'un centre historique [Clifford, 1994, p. 305 ; Goitein, 1993].
Un lieu d'origine, réel ou imaginaire, n'est pas un fondement de la forme diasporique. Cette forme se particularise plutôt par l’idée d’une communauté existant en dehors de toute référence à un centre et à un territoire et prenant des formes multiples, rivales mais non contradictoires et cette inadéquation aux formes d'organisation hiérarchisée et centralisée fonderait une méfiance de l'État de la part des membres de diasporas selon Boyarin et Boyarin (1993). Une diaspora se présente comme un faisceau de réseaux, d'organisations, d'institutions reliant des communautés établies dans divers pays et ce caractère polycéphale la fonde. Il incarne et perpétue sa vocation, conjurer la dispersion, voire l'annihilation, en créant des liens. Cependant des auteurs reproduisent la logique nationaliste et voient en une diaspora un peuple dont la conscience identitaire ne peut pas se passer de la référence à une terre d’origine réelle et perdue.
Il est même parfois dit que les Juifs européens ou américains ne formèrent diaspora que durant les périodes où ils montrèrent un attachement à la Russie, le pays de provenance de nombre d’entre eux, soit principalement durant la Révolution bolchevique. Selon cette affirmation, les Tibétains vivant en Inde et en Occident et les Palestiniens dispersés dans les mondes arabe et occidental constituent des diasporas mais non les Tsiganes faute d'État et de territoire historiques attestés [Bruneau, 1995, p. 12]. Pourtant, si les Tsiganes n'ont pas construit de discours sur un centre d'origine, ils furent déportés d'un territoire d'implantation, la vallée de l'Indus, vers la Basse Mésopotamie, puis chassés vers l'Anatolie et les Balkans et au 16ème siècle certains déportés par les puissances coloniales vers les colonies américaines [Thernstrom, Orlov et Handlin, 1980, p. 441].
La mémoire d’un malheur est souvent présentée comme un trait fondateur d’une diaspora car la dispersion de populations juive, arménienne et chinoise releva d'évènements menaçant la vie des personnes : expulsions de Babylone, pogroms en Russie au 19ème siècle, Holocauste; déportation et génocide des Arméniens; déstructuration économique et sociale des provinces du Guangdong et du Fujian à la fin du 19ème siècle, guerres civiles et régime communiste dans le cas des Chinois. La mémoire diasporique n’est pas seulement celle d'un malheur passé mais celle d’une expérience partagée de mise à l’écart et d’assignation à la marge, à la différence, voire à l’anormalité et l'inhumanité.
En ces temps de louanges de la mobilité et de l'hybridation par des milieux universitaires et intellectuels, la marge est embellie de sa distance à un centre, un État, une norme majoritaire. Mais les majorités culturelles demeurent et la marge véhicule toujours un danger potentiel. La forme diasporique est une forme d'organisation communautaire qui assure d'une existence sociale au-delà de la permanence de la menace de dispersion, d'expulsion, de déni. Corollairement une diaspora ne peut subsister qu'à deux conditions :
- que demeure la potentialité d'une menace sous forme d'attaque physique, de non reconnaissance sociale et de discriminations, les mémoires ne perdurant que si elles servent une action présente ;
- que des fractions des populations dispersées veuillent perpétuer cette résistance au déni et disposent des ressources culturelles et économiques pour le faire. Ces deux conditions, potentialité de la menace et volonté et capacité d'y faire face sont sources de controverses comme en attestent les présents débats en Europe sur un éventuel nouvel antisémitisme arabe, le refus de personnes d'origine juive de voir diaspora juive et malheur sans cesse associés, l’idée de la Seconde Intifada comme risque mortel pesant sur Israël ou encore le nombre de Nord Américains d'ascendance juive, arménienne, africaine ou chinoise refusant de se dire Juifs, Arméniens, Africains ou Chinois de la diaspora et s’affirmant citoyens américains ou membres de groupes ethniques américains.
Auteur : Denise Helly
Institut National de Recherche Scientifique
Source