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Nous sommes le 13 décembre 2023. Marc, médecin, dépose ses filles Jade et Léa à l'école et se dépêche de gagner son cabinet dans le centre de Nogent-sur-Seine. Sophie, sa femme, journaliste dans la presse régionale, entend profiter de sa journée de repos. 

La famille ignore qu'à quelques kilomètres de là, le réacteur de la centrale nucléaire vient d'entrer en fusion. La tension est palpable dans la salle de contrôle. Afin de réduire la pression dans l'enceinte de confinement, les ingénieurs sont contraints de rejeter de la vapeur d'eau radioactive dans l'atmosphère.

10 h 11, les sirènes hurlent. Sophie jette un coup d'œil vers la centrale depuis sa chambre et ne voit rien de suspect : des tours de refroidissement sort l'habituel panache blanc. Exercice ou véritable alerte ? Quelques instants plus tard, un collègue et ami l'appelle : « J'ai les infos de la préfecture… c'est une catastrophe… Sauve-toi d'ici, vite ! » Sur France Bleu, les autorités invitent la population à rester confinée.

"C'est à travers le prisme de la terreur et du mythe des fossoyeurs de Tchernobyl que la jeune femme perçoit l'accident. La situation la dépasse."

Dans quelques minutes, le premier ministre va s'exprimer. La menace guette, incolore, inodore, invisible, effrayante. Les images angoissantes de Tchernobyl resurgissent dans la tête de Sophie. Elle imagine le péril et projette sa mort et celle de sa famille, irradiée. C'est à travers le prisme de la terreur et du mythe des fossoyeurs de Tchernobyl que la jeune femme perçoit l'accident. La situation la dépasse. Pour elle, face à cette menace invisible, même les pompiers ne peuvent rien. Elle décide de désobéir aux consignes et de fuir le danger avec les siens. Ce choix est dicté par une voix externe aux autorités : son collègue journaliste, en qui elle a toute confiance. En l'exhortant à fuir, il participe de la communication de crise. Et l'injonction est d'autant plus décisive qu'elle permet de répondre à la terreur par l'action. Elle décroche le téléphone, alerte son mari, puis sa sœur.

À la radio, pour le premier ministre, la situation est sous contrôle, sans danger immédiat. Mais il demande par précaution aux riverains de se calfeutrer. Exaspérée, la journaliste éteint la radio brutalement. La communication de crise a besoin de l'aval du récepteur et ne peut être unilatérale. Or, dans cette fiction, Sophie est soumise à des injonctions contradictoires. N'est-ce pas ce même homme politique qui a toujours répété que le nucléaire était sûr ? Alors pourquoi donner des consignes, s'il n'y a pas de danger ?

"L'événement n'est plus perçu dans son déroulement, il n'est qu'une résurgence d'une mythologie des peurs et des croyances qui trouve ses sources dans les catastrophes passées. "

Dans ce contexte, plus un discours généralise et tente de rassurer, plus il risque d'être rejeté. Dans les schémas communicationnels, le récepteur est coauteur des messages de crise. Le smartphone de Sophie n'arrête pas de sonner : alertes, SMS et messages fébriles des réseaux sociaux se bousculent dans une contagion de la peur. Le discours officiel est saturé par le brouhaha. Elle choisit d'écouter les propos qui confortent son choix. Car une population en proie à la terreur n'écoute que la voix que lui dicte l'urgence, celle de la survie. L'événement n'est plus perçu dans son déroulement, il n'est qu'une résurgence d'une mythologie des peurs et des croyances qui trouve ses sources dans les catastrophes passées.

Sophie court récupérer ses filles à l'école avant que les autorités n'instaurent l'interdiction de circuler. Elle a prévu les pastilles d'iode, les administre à Jade et Léa, trop tôt pour que son geste soit utile. À la maison, Marc, rentré en urgence, essaie de calmer sa famille et les incite à ne pas bouger. Mais lui aussi commence à céder à la panique.

"Une crise, au-delà de la communication et de sa gestion, est un puzzle inachevé qui esquisse des peurs, des courages et des destins."

Une crise, au-delà de la communication et de sa gestion, est un puzzle inachevé qui esquisse des peurs, des courages et des destins. Marc se construit alors une dramaturgie des périls qui ébranle sa confiance en les services de l'État. Il veut écouter la radio, mais subitement l'électricité est coupée et les mobiles ne reçoivent plus de signaux. Ces rebondissements sont décisifs : la famille partira dans la direction opposée au vent, emportant le strict nécessaire, bravant les interdictions, fermement décidée à contourner les barrages.

Par Natalie Maroun et Didier Heiderich

* Article paru dans La Croix, le 22 août 2011 dans la série "Un été dans La Croix. À l'épreuve des crises (3/3)"

 
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