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Saint-Malo. Juin 2022. A peine arrivés devant les portes de Saint-Malo, nous nous arrêtons devant la statue de François-René Chateaubriand, plantée dans un square minuscule devant le casino, asphyxiée par la circulation automobile. Son granite nous aimante. Le parterre fleuri qui l’entoure la désingularise.
Les villégiateurs s’engouffrent dans la cité historique sans la voir. Le savoir-faire des jardiniers municipaux tombe dans le kitch. La griffe Chateaubriand, premier label publicitaire, relique littéraire jetée en pâture aux marchands de gadgets, s’affiche partout, sur étiquettes, sur panneaux, sur enseignes. Des crêperies, des biscuiteries partout. Le cidre, boisson incontournable. Le plateau de fruits de mer, hors de prix. Toute l’industrie locale centrée sur le tourisme. La maison natale de l’écrivain, classée monument historique, s’orne d’une bibeloterie carnavalesque. Elle se prolonge par l’hôtel-restaurant Chateaubriand, où nous dînons par curiosité, architecture Napoléon III, façade blanche en contraste avec la pierre brute environnante, mobilier ancien avoisinant piteuses tables et chaises contemporaines, nourriture insipide. Le casino a perdu depuis longtemps son charme. Sa dernière version n’est qu’une bâtisse massive, inélégante. Quatre établissements voués aux jeux d’argent se sont succédé dans cet endroit depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Le bâtiment construit par les architectes parisiens Auguste et Gustave Perret en 1899 est détruit par les bombardements de 1944. Il est remplacé en 1946 par un casino provisoire en bois, et en 1956, par le Palais du Grand Large de l’architecte Henry Auffrey. Conte de fée. Samedi 1er janvier 2022, une pauvresse de quarante ans accompagnant sa mère joue pour la première fois. Elle mise 80 centimes dans une machine à sous. Elle décroche le jackpot de 209 715 euros. Les astres se sont alignés pour la néophyte (AFP, Le Pays Malouin, 2 janvier 2022). Les miracles existent encore dans la cité des corsaires.


S’inaugure, en 1875, la première statue dédiée à François Chateaubriand, réalisée par le sculpteur Aimé Millet. Le ministère de la guerre offre 1200 kilogrammes de bronze. Discours de Camille Doucet, directeur général de l’Académie française : « Heureuse, trois fois heureuse et digne de l’être, la patrie de Chateaubriand. Elle aura tout de lui : son berceau, sa tombe et sa gloire… Écrite, chantée par lui-même, l’épopée de Chateaubriand est aujourd’hui la dernière, la plus belle peut-être et la plus poétique légende de votre belle Bretagne… Ouvrons-les, ces pages immortelles, dans lesquelles le grand penseur versa tout le trésor de sa pensée… Pendant un demi-siècle, tour à tour et tout ensemble poète et diplomate, orateur et publiciste, ministre de la veille et candidat du lendemain, écrivain de génie toujours, chef d’école en littérature et chef d’école en politique. Il connaîtra de cette double royauté toutes les douceurs et toutes les amertumes, toutes les faveurs et toutes les disgrâces, tous les flux et tous les reflux, non sans que chez lui l’orgueil s’en indigne, mais sans que le courage y succombe ».

Emphase, grandiloquence, panégyrique d’un homme tristement contaminé par la folie des grandeurs. Personnalité schizophrénique par excellence, égotique et mystique, spleenétique et charismatique, aventuriste et carriériste, conservateur et novateur. Un mystificateur inventant en permanence ses scènes, ses décors, ses atmosphères. Ultime paragraphe des mémoires d’outre-tombe : « En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte. Il est six heures du matin. J'aperçois la lune pâle et élargie. Elle s'abaisse sur la flèche des lnvalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'0rient. On dirait que l'ancien monde finit et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse, après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité ». Des astronomes ont vérifié ces dires. Aucun fait climatique rapporté ne correspond au jour évoqué. François-René Chateaubriand reconnaît lui-même ses falsifications : « Un petit bout du croissant de la lune est dans le ciel, tout justement pour m'empêcher de mentir, car je suis sûr que, si la lune n'était pas là, je l'aurais toujours mise dans ma lettre ». (Henri Guillemin : L'Homme des Mémoires d'outre-tombe, Gallimard, 1964). Lune trompeuse. Nature dupeuse. La littérature s’accommode des invraisemblances. La statue est déplacée, en 1881, place du casino. En 1930, elle est transférée au bastion du Fort de la Reine. En 1942, sous le régime de Vichy, elle est démantelée et refondue. En 1948, l’actuelle statue en pierre est taillée par Armel Beaufils, une statue piteusement corrodée, oxydée, grappillée par les gaz d’échappement.

« L’homme de tous les songes, poli et admiratif, les cheveux aventureux, plus argentés que blancs, le regard caressant, le sourcil olympien, le visage osseux et glabre, ardent et glacé, sa main aux veines bleues appuyée sur une canne qui l’aidait à franchir ses chimères. Que d’oraisons funèbres, d’encens, de paroles élogieuses devant le maître-autel des Missions étrangères, dans l’ombreuse Vallée-aux-Loups, sur les marches de Combourg… Les mémoires d’outre-tombe, qui reposaient au pied de son lit d’agonisant et qui furent scellés par son dernier souffle, nous livrent le secret de sa destinée : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves. J’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue » (Monsieur le comte Charles de Chambrun, délégué de l’Académie française, discours pour le centenaire de Chateaubriand, 16 novembre 1948).

Inutile de s’attarder sur le politique engoncé dans ses fantasmagories féodales, ses aberrations chevalresques, ses délires canularesques. Karl Marx, voyant dans François-René Chateaubriand le représentant le plus qualifié du romantisme réactionnaire, le renvoie irrévocablement aux géhennes. « J’ai lu le livre de Sainte-Beuve sur Chateaubriand, un écrivain pour qui j’ai toujours éprouvé de la répulsion. Si l’homme est devenu si célèbre, c’est parce qu’à tous les points de vue il est l’incarnation la plus classique de la vanité française, et qu’il revêt cette vanité non pas du costume léger et frivole du dix-huitième siècle, mais d’un costume romantique, et qu’il la fait se pavaner dans des tournures de phrases nouvellement fabriquées. On trouve chez lui la fausse profondeur, l’exagération byzantine, la coquetterie sentimentale, le chatoiement multicolore, le word painting (la peinture verbale), le théâtral, le sublime, en un mot un fatras de mensonges comme il n’en a jamais existé encore ni dans la forme ni dans le fond » (Karl Marx, lettre à Friedrich Engels, 30 novembre 1873). Karl Marx définit le romantisme réactionnaire comme un fouillis de préjugés séculaires, qui se réfugie dans la nostalgie moyenâgeuse pour rejeter l’œuvre émancipatrice de la révolution. « Je suis tombé sur les manœuvres du digne Chateaubriand, ce fabricant de belle littérature qui allie de la façon la plus répugnante le scepticisme distingué et le voltairianisme du dix-huitième siècle au romantisme du dix-neuvième. Cet alliage ne pouvait manquer de faire époque au point de vue du style, bien que, même dans le style, le faux saute souvent aux yeux malgré les artifices. Quant à son côté politique, Châteaubriand s’est mis en pleine lumière dans son Congrès de Vérone. La vanité de Monsieur le Vicomte lui sort par tous les pores » (Karl Marx, lettre à Friedrich Engels, 26 octobre 1854). François-René Chateaubriand, Le Congrès de Vérone, 1838, réédition Bibliothèque Nationale de France / Hachette, 2017. Dans ce livre, François-René Chateaubriand retrace l’historique du Congrès de Vérone, dernière conférence de la Sainte-Alliance, consacrée à la lutte contre le mouvement révolutionnaire en Espagne.

François-René Chateaubriand s’étonne tout au long de sa vie d’être né dans les bras de la mort. « J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris… Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil… C’est là que j’ai été élevé comme le compagnon des vents et des flots ». Son ultime demeure, sa promesse d’éternité. Une mise-en-scène savamment orchestrée.Un tombeau au sommet de l’île inhabitée du Grand-Bé, à l’embouchure de la Rance, auquel on ne peut accéder que par marée basse. La dénomination Bé peut dériver du latin vadum, gué, ou signifier tombe en breton. La légende locale retient l’histoire d’un géant pétrifié sur un précieux trésor. Le rocher abrite au seizième siècle des cachots de mise en quarantaine avant de devenir un fort militaire. Des anciens lieux de culte, des vieux bastions, des bunkers allemands, il ne reste que des ruines dévorées par la terre et la broussaille.

Nous sommeillons avec Elisabeth, pieds dans le sable, dos contre paroi rocheuse, sur la plage du Bon-Secours, avant d’entamer, sur digue cimentée, la montée vers le sanctuaire. Quand s’annonce la marée, le sonneur des Bés avertit les visiteurs avec une corne de brume. Le piège des eaux se referme vite sur les imprudents. Trois allées mènent au sommet. La tombe est nue, sans inscription, sans fleurs, sans couronnes. Une dalle sacrée d’une croix orbiculaire. « La croix dira que l’homme reposant à ses pieds était un chrétien, cela suffira à ma mémoire ». Trois rambardes, le quatrième côté ouvert sur l’immensité marine. Deux goélands protègent la sépulture. Ils me fixent droit dans les yeux. Je relis la plaque non nominative derrière moi : « Un grand écrivain français a voulu reposer ici pour n’y entendre que le vent et la mer. Passant respecte sa dernière volonté ». Je m’assois sur une marche. Temps suspendu. La contemplation s’abstrait des mots. L’écrivain mythique se statufie, se pétrifie, se fossilise, s’engloutit dans la fosse. Son écriture aussi, immuable comme la pierre. « Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aime ne demeure auprès de moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai besoin de guide. Je me suis enquis du chemin. J'ai étudié les lieux où je dois passer. J'ai voulu voir ce qui se passe au dernier moment… Sans cesse occupé du tombeau et comme penché sur les gouffres d'une autre vie, Bossuet aime à laisser tomber de sa bouche ces grands mots de temps et de mort qui retentissent dans les abîmes silencieux de l'éternité » (François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme). L’éclat du style dissimule mal l’angoisse. L’éternité comme une descente dans le néant. L’éternité comme une interminable expansion du vide où l’âme se dilate infiniment.

En 1847, Gustave Flaubert sillonne la Bretagne, fait escale à Saint-Malo. « En face des remparts, à cent pas de la ville, I‘îlot du Grand-Bey se lève au milieu des flots. Là se trouve la tombe de Chateaubriand. Ce point blanc taillé dans le rocher est la place qu’il a destinée à son cadavre. L’île est déserte. Une herbe rare y pousse où se mêlent de petites touffes de fleurs violettes et de grandes orties. II y a sur le sommet une casemate délabrée avec une cour dont les vieux murs s’écroulent. En dessous de ce débris, à mi-côte, on a coupé à même la pente un espace de quelque dix pieds carrés au milieu duquel s’élève une dalle de granite surmontée d’une croix latine. Le tombeau est fait de trois morceaux, un pour le socle, un pour la dalle, un pour la croix. II dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer, dans ce sépulcre bâti sur un écueil. Son immortalité sera comme fut sa vie, déserte des autres et tout entourée d’orages. Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir. Dans les tempêtes, elles bondiront jusqu’à ses pieds, ou les matins d’été, quand les voiles blanches se déploient et que l’hirondelle arrive d’au delà des mers, longues et douces, elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s’écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le cœur de René devenu froid, lentement, s’éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle » (Gustave Flaubert, Par les champs et les grèves, 1885, réédition Magellan et Cie, 2021).

En 1828, François-René de Chateaubriand sollicite de la ville de Saint-Malo la concession, « à la pointe occidentale du Grand-Bé, d’un petit coin de terre tout juste suffisant pour contenir un cercueil ». L’écrivain ne se résigne pas à entreprendre lui-même les démarches auprès du ministère de la Guerre. En 1831, le poète Hippolyte La Morvonnais obtient l’accord du Conseil municipal, multiplie les initiatives, assiège les députés. L’affaire aboutit huit ans plus tard. En 1839, le ministère cède les quelques pieds de terre comme une simple tolérance qui ne confère à la ville aucun titre de propriété.

Le 15 mai 1836, François-René de Chateaubriand écrit à Hippolyte La Morvonnais : « Enfin, Monsieur, j’aurai un tombeau et je vous le devrai, ainsi qu’à mes bienveillants compatriotes. Vous savez, Monsieur, que je ne veux que quelques pieds de sable, une pierre du rivage sans ornement et sans inscription, une simple croix de fer et une petite grille pour empêcher les animaux de me déterrer. Maintenant, Monsieur, il faut que je vous avoue ma faiblesse. Tous les ans, je fais le projet d’aller revoir le lieu de ma naissance, et tous les ans, le courage me manque. Je crains les souvenirs, plus ils me sont chers, plus ils me font mal. Je tâcherai cependant, Monsieur, de faire l’effort d’aller visiter quelque jour mon dernier asile… J’espère que vous voudrez bien quelquefois me donner de vos nouvelles et m’apprendre aussi un peu le progrès du monument. Le temps me presse, et j’aimerais à apprendre bientôt que mon lit est préparé. Ma route a été longue, et je commence à avoir sommeil ». Hyppolyte La Morvonnais annonce le premier coup de bêche à François-René Chateaubriand, qui lui répond le 15 août 1836 : « J’ai ouvert avec émotion une lettre timbrée de Combourg, et j’ai trouvé, Monsieur, qu’elle était de vous et qu’il s’agissait de mon tombeau. Mille grâces à vous, Monsieur. La chose est donc finie. Tout est bien, pourvu que je sois sur un point solitaire de l’île, au soleil couchant, et aussi avancé vers la pleine mer que le génie militaire le permettra. Quand ma cendre recevra, avec le sable dont elle sera chargée, quelques boulets, il n’y aura pas de mal. Je suis un vieux soldat. Pour ce qui est de la pierre qui doit me recouvrir, j’avais pensé qu’elle pourrait être prise dans le rivage. Mais s’il y a quelques objections, on peut la prendre partout où l’on voudra. Je cherche surtout le bon marché, afin d’éviter à ma ville natale les frais dont elle se veut bien charger. Vous savez, Monsieur, qu’il ne faut aucun travail de l’art, aucune inscription, aucun nom, aucune date sur la pierre qui doit porter une petite croix de fer, seule marque de mon naufrage ou de mon passage en ce monde. Autour de cette pierre, un mur à fleur de sable, muni d’une grille de fer, suffira pour défendre mes restes contre les animaux sauvages et domestiques. Je ne connais personne, Monsieur, qui mieux que vous et les hommes qui ont la bonté de s’occuper de cette affaire de mort, puisse prendre la peine d’inaugurer ma tombe. Le cippe posé et l’enceinte fermée, je désire que M. le curé de Saint-Malo bénisse le lieu de mon futur repos. Car avant tout, je veux être enterré en terre sainte. Un jour, Monsieur, comme vous me survivrez de longues années, vous voudrez quelquefois vous reposer sur ma tombe au bord des vagues, et le soleil couchant vous fera mes adieux. Voilà, Monsieur, les dernières explications que vous désiriez, je les ai dictées à mon secrétaire avec le regret de ne pouvoir les écrire moi-même, ayant une douleur assez vive à la main droite. Si vous avez l’extrême bonté de me tenir au courant du travail et de m’en annoncer la fin, je vous en aurai beaucoup d’obligation. La nuit me presse, comme dit Horace, et je n’ai guère le temps d’attendre ». Supputation prémonitoire. « Quand ma cendre recevra, avec le sable dont elle sera chargée, quelques boulets, il n’y aura pas de mal. Je suis un vieux soldat ». En août 1944, des B-24 Liberators de la huitième Air Force américaine bombardent intensément l’île du Grand-Bé. Les allemands y ont installé une batterie d’artillerie côtière. Le tombeau de François-René de Chateaubriand est mutilé. La grille de fonte l’entourant est détruite. Une tourelle de défense anti-aérienne est implantée à proximité immédiate. Le monument est restauré en 1948.

En 1838, Hippolyte La Morvonnais publie la Thébaïde des Grèves. Reflets de Bretagne. Réédition avec pages inédites Didier et Cie, 1864. François-René Chateaubriand lui écrit le 4 septembre 1838 : « Je commence par vous demander pardon, Monsieur, d’être obligé de dicter cette lettre à Pilorge, mon secrétaire, parce que le long voyage que je viens d’achever, quoiqu’il m’ait fait du bien, ne m’a pourtant point guéri de la goutte que j’ai à la main droite. Je vous remercie mille fois, Monsieur, des peines que vous vous êtes données. Tout devait être difficile dans ma vie, même mon tombeau. Je suis presque affligé de la croix massive de granit. J’aurais préféré une petite croix de fer un peu épaisse seulement pour qu’elle résiste mieux à la rouille. Mais enfin, si la croix de pierre n’est pas trop élevée, je ne serai pas aperçu de trop loin, et je resterai dans l’obscurité de ma fosse de sable, ce qui surtout est mon but. J’espère aussi que la grille de fer n’aura que la hauteur nécessaire pour empêcher les chiens de venir gratter et ronger mes os. Je tiens avant tout à la bénédiction du lieu sur lequel votre piété et vos espérances chrétiennes ont bien voulu veiller. Le bruit qu’on a fait dans les journaux de mes dispositions dernières est parvenu jusqu’à Mme de Chateaubriand. Vous jugez, Monsieur, combien elle en a été troublée. S’il était donc possible qu’il ne fût plus question de ma tombe, à laquelle le public ne peut prendre aucun intérêt, et que vous eussiez la bonté de faire achever le monument dans le plus grand silence, vous me rendriez un vrai service. J’ai déjà fait part de mes inquiétudes à M. L…, de Dinan, qui m’a envoyé de fort beaux vers sur un sujet qui nécessairement est fort pénible à ma femme. Vos vers, Monsieur, n’ont point cet inconvénient. J’ai déjà parcouru le volume Aux amis inconnus. J’y ai retrouvé la tristesse de nos grèves natives et ce charme qui m’a toujours rendu si chers les souvenirs et les vents. J’envie votre sort, Monsieur, je voudrais dans votre Thébaïde, parmi les rochers, au bord des flots, entendre à la fin de ma vie. « Ce chant qui m’endormait à l’aube de mes jours ».

François-René de Chateaubriand n’est plus jamais revenu à Saint-Malo depuis son départ pour Paris en 1792. Il remettait son retour d’année en année. Le 15 mars 1834, il écrit à sa sœur Mme de Marigny, qui habitait Dinan, où elle est morte, dans le dénuement total, au couvent de la Sagesse, le 18 juillet 1860 : « Chaque année, je forme le projet d’aller t’embrasser, toi et mes parents, d’aller revoir avant de mourir notre pauvre Bretagne, et chaque année vient une bouffée de vent qui me pousse ailleurs. Tu étais souffrante en m’écrivant, et je t’écris, extrêmement souffrant moi-même. Tu sais que j’ai pris mes précautions, et la ville de Saint-Malo m’accorde une petite place sur le Grand-Bé pour ma sépulture. La ville a la bonté d’élever mon tombeau à ses frais. Tu vois que je ne renonce pas à notre patrie. Chère amie, je désire beaucoup cependant te revoir de mon vivant et t’embrasser comme je t’aime ».

Le 18 juillet 1848, Jean-Jacques Ampère, chancelier de l’Académie française, prononce l’éloge funèbre à l’occasion des funérailles de François-René Chateaubriand. Il distingue, dans une phraséologie déclamatoire, très prisée à l’époque, les caractéristiques contradictoires de l’écrivain. « Monsieur de Chateaubriand adorait, après Dieu, trois choses : l’honneur, la liberté et la France. La religion revendique la première part dans la gloire littéraire. L’auteur du Génie du Christianisme, des Martyrs, de l’Itinéraire avait cru parce qu’il avait pleuré... La liberté n’était pas seulement pour lui une théorie approuvée par sa raison, c’était un instinct de sa noble nature, ennemie de la contrainte et incompatible avec la servitude. Le royaliste de 1814 consacra la plume la plus puissante de son siècle à défendre la liberté de la presse. Il fit plus, ministre il la respecta. Le royaliste de 1830, en se sacrifiant au principe qu’une dynastie représentait, eut le droit de flétrir ceux qui l’avaient perdue malgré ses conseils. J’étais auprès de lui à Dieppe quand il apprit la publication des criminelles ordonnances de juillet. J’entends encore l’accent indigné de ses paroles foudroyantes. Je le vois, sublime de colère, en face de cette mer qui nous écoute, tandis qu’un magnifique soleil couchant, qu’il ne pouvait même dans ce moment s’empêcher de contempler en poète, illuminait sa noble figure et resplendissait comme une auréole autour de son front irrité ». L’honneur, le panache, le prestige, la magnificence, les valeurs aristocratiques désuètes recouvrent le génie stylistique d’enjolivures puériles. « Vous qui aimez la gloire, disait Chateaubriand, soignez votre tombeau ». La tristesse, la mélancolie, la rêverie sépulcrale rattrapent l’étincellement factice. Demeure une œuvre classique, imposante, intimidante, en perpétuelle dormance au fond des vieilles bibliothèques.

Mustapha Saha
Sociologue, écrivain, artiste peintre




 
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