Introduction.
La Marche pour l’égalité de 1983 est définitivement entrée dans l’histoire comme un évènement majeur, fondateur d’une nouvelle conscience républicaine, d’une nouvelle implication citoyenne, d’une perception plurielle de l’intérêt général et du bien commun.
Quand, à l’automne 1983, une quinzaine d’habitants du quartier des Minguettes à Vénissieux, conduits par le curé Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, indignés par les bavures policières, exaspérés par les violences urbaines, nul observateur ne pouvait soupçonner que leur longue marche pacifique pour l’égalité, entamée à Marseille le 13 octobre, rassemblerait, dans la liesse, cent mille personnes le 3 décembre à Paris. Cette irruption des enfants d’immigrés dans le champ politique entre aussitôt dans l’histoire comme avènement d’une nouvelle conscience citoyenne. La jeunesse multicolore, transcendant le sentiment d’injustice, la désespérance sociale, la révolte improductive, dans l’interculturalité créative, se libère en acte de la logique infernale stigmatisation-victimisation. Les jeunes s’auto-affirment acteurs de la vie publique. La diversité structurelle de la société française depuis ses origines se donne droit de cité dans le slogan black-blanc-beur scandé à l’unisson. Cette dynamique sociale irréversible repose la question de l’égalité en termes concrets, sur le terrain. La société n’est pas un bloc monolithique, fondu dans un moule unique, reproduit en multitude d’exemplaires identiques. La société est une entité vivante, animée d’innombrables organes complémentaires. Il n’est d’autre lutte efficiente contre les discriminations que la reconnaissance de la diversité comme moteur de développement humain. Il n’est de démocratie que dans l’égalité. Il n’est de laïcité que dans la diversité.
Cette Marche pour l’égalité et contre le racisme ramène le peuple, qui a construit pierre par pierre l’édifice démocratique, à ses références essentielles, génératrices de perspectives d’avenir inédites. L’histoire française a besoin de retrouver son sens. L’exigence d’amorcer résolument des projets au long cours, de surmonter les lourdeurs bureaucratiques, de mettre en route, sans tarder, un meilleur vivre-ensemble, de remobiliser les forces productives et créatives, va de pair avec un retour salutaire aux sources de la justice sociale, de l’égalité républicaine, de la solidarité collective, pour les actualiser, les enrichir, les mettre à la hauteur des formidables défis des temps présents. La France s’est constituée, dès ses origines, dans la diversité. Elle a développé son génie propre, sa langue subtile et son patrimoine inégalable dans la diversité. Il n’est d’autre moteur à cette organique diversité que l’égalité de traitement instaurée par les lois sur la laïcité. Il aura fallu attendre la Troisième République pour que la laïcité prenne corps dans la législation. Cette laïcité initiée par la Révolution française dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mise en pratique dans l’enseignement public obligatoire et gratuit, dans les lois sur la liberté de la presse et sur le droit d’association, qui garantit à tous les citoyens le droit au savoir, la liberté de croyance, la liberté d’opinion, la liberté d’expression. Il n’est de démocratie possible que la synergie des différences. Ces lois sur la laïcité, piliers inamovibles d’une société toujours plus libre, toujours plus juste, toujours plus solidaire, ont fait la preuve, depuis un siècle, d’une étonnante élasticité dialectique et d’une adaptabilité historique aux situations les plus complexes. Toute tentative législative de leur modification, de leur dénaturation, relèverait d’une volonté délibérée de rétrogression sociale. Il ne reste qu’une étape à franchir pour parachever cette grandiose œuvre humaine, constitutionaliser l’ensemble des lois sur la laïcité, les graver irrévocablement dans le marbre constitutionnel.
Ainsi en est-il des concepts de liberté, d’égalité, de fraternité, triptyque indissociable de la devise française. Certes, la liberté au singulier est un idéal, qui nomme notre culture diversitaire et lui donne son sens. Il n’y a jamais trop de liberté dès lors qu’elle respecte le principe de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « la liberté de chacun s’arrête où commence celle d’autrui ». Les libertés fondamentales, se déclinent au pluriel, la liberté naturelle tout d’abord qui permet à chacun de s’épanouir et de développer sans entraves ses facultés et ses talents propres, la liberté civile qui autorise chaque citoyen à déployer son activité en société à condition de ne pas nuire à aux intérêts publics et privés, la liberté contractuelle, la liberté de chacun de disposer de son corps, de son esprit et du fruit de son labeur, la liberté de circulation, la liberté de conscience, la liberté de création, la liberté d’édition, la liberté de réunion, let tant d’autres libertés concrètes qu’il s’agit de préserver et de consolider. Les libertés, toutes indivisibles, s’équivalent et ne se confondent pas, s’additionnent et ne se retranchent pas. La somme des libertés individuelles et collectives est le meilleur rempart contre les dirigismes, contre les autoritarismes, contre les totalitarismes, contre tous les systèmes de contrôle et de surveillance, visibles et invisibles, qui robotisent l’individu et machinisent la société
La lutte contre toutes les formes de discrimination, contre la xénophobie primaire et le racisme ordinaire, contre la ségrégation urbaine, contre l’ostracisme professionnel pour appartenance ethnique, contre les humiliations administratives pour délit de faciès, contre les pratiques honteuses de distinction entre citoyens, doit dépasser le stade de la colère, de l’indignation, de l’exaspération protestataire. L’exigence d’égalité doit remonter aux racines, séparer le grain de la paille, restituer l’activité besogneuse de l’abeille à travers les siècles et la dignité humaine, recentrer le débat sur l’essentiel, remettre en lumière les fécondes ressources de la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution, respectée dans son esprit et dans sa lettre, scrupuleusement mise en oeuvre dans la vie quotidienne. Car aujourd’hui hier, comme l’écrivait si justement Paul Nizan : « Le faux courage attend les grandes occasions... Le courage véritable consiste chaque jour à vaincre les petits ennemis. »
Aujourd’hui, plus que jamais, le pays doit s’ouvrir au monde, aux expressions singulières, aux cultures plurielles, s’engager sur les chemins des rencontres fécondes, sur ces chemins, taillés dans la roche, défrichés dans la broussaille, balisés avec persévérance par la sagesse des siècles, qui n’ont d’autre emblème que la liberté et la dignité de chaque personne humaine, qui n’abandonnent personne au milieu du gué, qui ouvrent les jardins du savoir aux plus humbles, qui établissent la justice comme mesure de toutes choses et l’égalité comme étalon de la paix universelle, sur ces chemins inépuisablement ensemencés par les vents vivifiants de l’esprit humain.
La Marche.
Départ de Marseille dans l’indifférence médiatique.
En ce samedi, 15 octobre 1983, quand la Marche s’ébranle du quartier populaire de la Cayolle à Marseille, où un petit gitan de onze ans a trouvé la mort, au mois de mars de la même année, dans une explosion revendiquée par le comité Charles Martel, ses propres initiateurs ne savent pas où les mène l’aventure. La population ignore le cortège, les grands médias le dédaignent. Quelques dizaines de militants locaux l’escortent sans trop y croire. Des enfants portent un moment la banderole de tête. Seules deux personnalités nationales font acte de présence, la députée socialiste et future sociologue, Françoise Gaspard, qui vient de perdre la mairie de Dreux à cause d’une alliance de la droite avec le Front National, et sa compagne Clause Servan-Schreiber, journaliste à l’expansion. Le photographe mercenaire, coureur de causes perdues, Pierre Ciot, immortalise le départ et peine à faire diffuser ses clichés par son agence afp. Face au mépris des médias institutionnels, des francs-tireurs du journalisme constituent, avec les moyens du bord, un pool qui couvre l’événement à chaud et fait circuler, de la main à la main, les textes et les images. Les organisations antiracistes exigent l’ajout sur l’affiche de la formule « contre le racisme » qui justifie leur raison d’être. La marche progresse au pas de charge jusqu’ai vieux port, où l’attendent quelques centaines de personnes, avant de remonter vers les cités de la Busserine, des Flamands, de la Paternelle, et de Bassens où s’improvise une fête avec les habitants et se tient une assemblée générale chaotique tant les points de vue sont divergents.
Grève de la faim des jeunes des Minguettes du 28 mars 1983.
L’idée de la Marche est partie de la grève de la faim, engagée le 28 mars 1983, par douze jeunes des Minguettes, dans l’appartement désaffecté qui leur sert de local. La bataille rangée contre les forces de l’ordre du 21 mars 1983 débouche sur une impasse. Le cycle de la violence enclenché devient suicidaire. Un jeune résume le sentiment de désespérance : « Depuis 1981, nous, on subit, on ramasse tous les coups. On ne veut plus de ça. Je sais que bientôt, ça va recommencer, qu’un autre va tomber. Au commissariat de Vénissieux, sept cars de CRS attendent je ne sais quoi. Les gens voient ça. Ils ont vraiment peur. Ils n’osent pas sortir ». Une jeune femme enchaîne : « On ne veut pas en arriver à prendre les armes, on ne veut pas une deuxième guerre, on veut la paix. On ne veut plus de racisme ». Le profil d’Ahmed Boutelja, victime d’un odieux crime raciste le 28 septembre 1982 à Bron, sur une affiche placardée au mur, hante les esprits. Son meurtrier est libéré. Les cités populaires de Lyon sont mises sous quarantaine.
Les révoltes de banlieue font les manchettes de la presse. Les cités sont décrites comme des zones urbaines hors-la-loi, des foyers irréductibles de violence. Les immigrés sont présentés comme des parias sans savoir-vivre, leurs enfants comme des loubards sans foi ni loi. La loupe médiatique dramatise la misère sociale, terrorise l’imaginaire de ses consommateurs. Ces « gens-là », incapables de « s’intégrer », s’excluraient d’eux-mêmes. L’esprit colonial de retour souffle sur la braise. Les médias orchestrent les rodéos. Le ressort de la peur est tendu jusqu’à la rupture. La droite, sous le choc de sa déroute électorale, aiguise les couteaux. Elle laboure sans relâche la thématique de l’immigration fauteuse de troubles. Elle tanne et retanne son programme sécuritaire. Elle attise la division sociale. Des mains anonymes exécutent ses sombres desseins. Les immigrés deviennent les cibles favorites des tontons-flingueurs.
Les jeunes grévistes expliquent leur action dans une lettre publique : « Douze jeunes du quartier Monmousseau des Minguettes de Vénissieux ont entrepris le 28 mars une grève de la faim illimitée. Cette initiative a été prise après que se soient déroulés de nouvelles violences aux Minguettes et surtout en fonction d’un climat de plus en plus pesant pour les jeunes d’origine immigrée : résurgence importante du racisme, chômage, dégradation de nos quartiers, impossibilité d’obtenir de nouveaux logements dans l’agglomération lyonnaise ». « Ayant pris conscience que chaque fois que nous nous exprimions par la violence nous nous trouvions encore plus réprimés et rejetés, ayant constaté aussi que toutes les discussions qui ont pu être proposées ces deux dernières années n’ont mené à rien, nous avons choisi, en dernier ressort, l’arme non violente de la grève de la faim. Nous espérons de la sorte que l’opinion et les pouvoirs publics comprendront que la volonté de violence n’est pas de notre côté ».
Les mères du quartier Monmousseau multiplient les initiatives solidaires, organisent des sit’in devant le commissariat, envoient des pétitions aux bailleurs sociaux, écrivent au Premier ministre le 4 avril 1983 : « Les charges, le chauffage et l’eau sont de plus en plus lourds à payer. Nous payons très cher pour un quartier laissé à l’abandon. Nos enfants, grands et petits, sont désorientés, ils ne savent plus où est le bien ni où est le mal : on nous parle tout le temps d’arranger le quartier mais cela ne vient jamais, les immeubles sont laissés à l’abandon ou détruits. Tout le monde doit avoir le droit d’habiter où il veut, même les étrangers, même les personnes qui ont moins de ressources. Les chômeurs, ce n’est pas leur faute, ils ont aussi une famille, il ne faut pas les refuser. Quand vous faites cela, vous n’avez pas de cœur. Nous demandons de rénover les appartements, les tours, les quartiers, d’embaucher nos jeunes pour le travail de rénovation, de baisser les loyers, les charges, les prix du chauffage et de l’eau ». « Ne démolissez pas les tours, donnez les appartements aménagés à ceux qui en ont besoin. Laissez partir ailleurs ceux qui le veulent, donnez-leur des logements où il y en a des vides et des convenables. Nous aimons notre quartier, nous voulons qu’il s’arrange, faites vite pour nos jeunes qui ont le courage de faire la grève de la faim pour vivre avec le respect et la dignité ».
Création de SOS Avenir Minguettes.
L’association SOS Avenir Minguettes est créée dans la foulée. Toumi Djaïdja en est le président. Des doléances sont formulées : arrêt des intimidations policières et des poursuites judiciaires, mise en place d’une commission indépendante sur les contentieux, participation des habitants à la rénovation de leur quartier, embauche des jeunes dans le chantier, relogement des familles expulsées, animation socio-éducative. Le Père Christian Delorme, auréolé de son titre de « curé des Minguettes », est en même temps le stratège des pauvres et le médiateur. L’Elysée et Matignon prêtent l’oreille. Ils mettent en œuvre, sans rechigner, le projet de réhabilitation du cadre bâti. Mais, le volet sensible police-justice reste en suspens. Les syndicats de policiers mettent la pression. Ils lancent une campagne médiatique, interpellent directement le gouvernement et le menacent d’actes d’indiscipline. Ils exigent un tour de vis répressif : « la reprise des expulsions, des peines exemplaires pour les meneurs et les complices, des opérations systématiques de police, avec de nombreux effectifs équipés de moyens pour le maintien de l’ordre ». Ils refusent de s’asseoir à la table de négociation avec « les voyous ». La mission gouvernementale, composée d’un magistrat, d’un commissaire de police et d’un directeur de la DDASS, constate l’inconciliable.
La grève de la faim se termine, au bout de douze jours, par une grande fête enflammée par le groupe Carte de séjour. Dès le lendemain, les accrochages reprennent. La destruction de la tour Monmousseau se décide. Les habitants s’y opposent. Ils aiment leur quartier, leurs repères s’y impriment, leur histoire s’y enracine. En juin 1983, à l’annonce de la démolition d’un premier immeuble, les cendres mal éteintes s’embrasent. La police envahit brutalement la cafétéria, arrête Kamel, gréviste de la faim. Le jeune point n’obtempère. Ses camarades accourent. La guerre reprend.
Projet de la Marche pour l’égalité.
En juillet 1983, le projet d’une grande Marche inspirée par le Mahatma Gandhi et le Pasteur Martin Luther King est publiquement présenté à la Maison des Jeunes et de la Culture de Saint-Fons. Les mères des victimes des crimes racistes et des violences policières, qui s’identifient aux Folles de la Place de Mai en Argenteuil, annoncent, dans le même cérémonial, un rassemblement national devant le ministère de la Justice baptisée les folles de la Place Vendôme. Les symboles historiques des luttes pacifiques sont ouvertement revendiqués, empruntés, appropriés. Toumi Djaïdja, érigé en héros, bénéficie du slogan identificatoire « Nous sommes tous des Toumi Djaïdja ». Le beur is beautiful fleurira à l’automne. Le 23 juillet 1983, Toumi Djaïdja, affaibli par sa blessure, fait une apparition christique au Forum Justice à la Maison du peuple de Vénissieux. Les journaux enfourchent la lyre orphique. La morale reprend ses droits. La sympathie change de camp.
Le prêtre Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, orchestrateurs de la pénombre.
Le 22 août 1983, le père Christian Delorme et le pasteur Jean Costil rédigent une longue missive programmatique de la Marche de l’égalité, qu’ils définissent comme un rassemblement de tous les habitants, de toutes les origines, pour construire une société solidaire. Ils rappellent le succès de la grève de la faim des Minguettes de 1981 qui a mis fin aux expulsions des jeunes immigrés, révélé la diversité de la population française et créé une dynamique interculturelle. Les auteurs informent les organisations sollicitées que l’idée de la marche est née pendant l’hospitalisation de Toumi Djaidja, président de SOS Avenir Minguettes, grièvement blessé d’une balle tirée par un policier. Cette initiative citoyenne, pacifique et ambitieuse, veut mettre fin à l’ostracisme et aux violences frappant les populations issues de l’immigration, aux mécanismes d’exclusion qui les enferment dans des ghettos générateurs de conflits perpétuels. Cette démarche non violente est inspirée par les expériences historiques exemplaires du Mahatma Ghandi, des américains avec Martin Luther King, et des indiens nord-américains qui ont parcouru, en 1978, 55 kilomètres, de San Francisco à Washington, pour affirmer leur droit d’existence, la reconnaissance de leur culture et leur pleine appartenance à la nation américaine. D’autres exemples pacifiques sont évoqués comme les marches des Paysans du Larzac, des écologistes contre la construction du surgénérateur de Malville ou des américains jusqu’à Bethléem pour appeler au désarmement du monde. La marche inscrit d’emblée sa philosophie dans une longue tradition de résistance pacifique.
Le père Christian Delorme et le pasteur Jean Costil assignent à leur démarche une fonction catalysatrice de la volonté de vivre-ensemble. Ils demandent au Président de la République de venir à leur rencontre, à l’issue de leur périple, pour proclamer solennellement l’égalité de tous les citoyens, de toutes les origines.
Le programme prévoit un trajet Marseille-Paris, parcouru pendant deux mois, avec de nombreuses étapes non réparties sur une ligne droite, et mise en place de plusieurs dizaines de comités d’accueil qui assurent la logistique et la mobilisation des populations locales. Les auteurs sollicitent la participation de personnalités politiques et culturelles, et l’envoi du plus grand nombre possible de messages de solidarité. Une coordination nationale doit s’occuper des équipes de ravitaillement de soins et de protection des marcheurs, des bulletins d’informations. Le libellé d’un compte pour les soutiens financiers est donné. La lettre se termine par la profession de foi : « Oui, nous allons marcher. Marcher pour construire et non pour détruire. Marcher pour être entendus et pour entendre. Marcher pour rassembler et dire la paix. Ensemble, nous sortirons de la haine raciale qui nous menace. De cette marche dépend, en grande partie, l’avenir de notre pays ».
La lettre montre que les deux principaux protagonistes de ce mouvement, depuis 1981, le Père Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, ont élaboré toute la philosophie de la marche et défini par avance les conditions de sa réalisation. Rien n’est laissé au hasard, ni la maîtrise dans les moindres détails du déroulement ni le contrôle permanent des retombées politiques et médiatiques. La tête guide les jambes. L’appel du 1er août 1983, intitulé « La Marche pour l’égalité, rassemblant les habitants de France de toutes origines pour la constitution d’une nation solidaire », sort de la même plume. Le même argumentaire, la même ligne, le même style s’y retrouvent.
Ce texte débute par un incipit en forme de sentence « Les grands projets naissent parfois dans des moments simples ». Toumi est érigé en figure emblématique d’une nouvelle forme de résistance civique. La victime d’une violence policière est métamorphosée en héros. « Toumi Djaïdja, président de SOS Avenir Minguettes, avait reçu, le 20 juin, une balle tirée dans le ventre par un policier. Nous étions, quelques jours après, quelques-uns à lui rendre visite à l’hôpital. Et, tout à coup, alors que nous parlions de cette mort qu’il avait frôlée et de la mort reçue, en revanche, par d’autres jeunes maghrébins en France, il s’est exclamé : « Ce qu’il faudrait que l’on fasse, c’est une grande marche pour l’égalité. Comme les noirs américains l’ont fait ou encore comme ces indiens qu’on a vus dans le film sur Gandhi ». Un mythe est né. Toumi entre dans l’histoire par la petite fenêtre d’une bavure policière. Ainsi naissent les grandes causes humanitaires. L’appel affirme d’une manière définitive la volonté des concepteurs d’aller jusqu’au bout dans un élan quasi-mystique.
« Au jour qu’il est, nous ne savons pas encore combien nous serons à marcher. De Marseille à Paris, du début octobre à la fin novembre 183. Habitants de la France, d’origines diverses, nous traverserons ce pays qui est le nôtre pour dire à tous ceux que nous rencontrons que nous voulons former ensemble une nation solidaire liée par la fraternité. Nous le traverserons pour retrouver toutes celles et tous ceux qui veulent, avec nous, que l’égalité des droits et des chances l’emporte sur la ségrégation, que l’amitié ait raison du racisme, et que la paix sociale fasse taire les 22 Long Rifle. Le but de notre marche, ce sera d’abord celui-ci : manifester qu’il y a en France un peuple nombreux qui veut que la vie ensemble des communautés d’origines différentes soit possible dans la paix et la justice, pour le bonheur de tous. Ce sera aussi de demander au Président François Mitterrand un grand discours historique, clamant haut et fort que ce pays est vraiment celui de tous ceux qui l’habitent, et qu’aucune ségrégation (à l’école, dans le logement, dans le travail, au plan culturel ou religieux…) n’est acceptable à l’encontre de qui que ce soit ».
Cette rhétorique messianique œcuménique, universaliste, sonne comme un examen de conscience auto-culpabilisateur de l’esprit colonial, taraudé par la guerre perpétuelle des mémoires, et portant il résonne comme un cri salutaire ouvert sur l’avenir.
La spontanéité affichée de la Marche fait partie d’une mise en scène mûrement réfléchie, soigneusement préparée, préalablement conçue dans ses moindres détails. Elle entend s’inscrire dans les mouvements pacifiques légendaires. Toumi Djaïdja connaît son discours par cœur : « Nous allons prendre la route, comme d’autres avant nous, les noirs américains, les indiens de Ghandi, ou encore ces paysans du Larzac ». La Marche procède par étapes, s’enracine dans les territoires, creuse ses sillons. Les haltes suscitent les rencontres, instaurent le dialogue, tissent le lien social. Il s’agit bel et bien d’un pèlerinage de paix dans la France profonde. L’esprit de conciliation déjoue les pièges. Jamais les marcheurs ne cèdent aux provocations. Ils apprennent à maîtriser leurs nerfs. L’effort physique absorbe les réflexes agressifs. La résistance mentale surmonte les défaillances morales. Les lieux symboliques balisent l’itinéraire. Les Marcheurs ne manquent pas une occasion pour rendre hommage aux victimes de racisme. Les figures de martyrs jalonnent leur parcours. La longue marche vers l’égalité s’ouvre des horizons lointains.
Genèse de La Marche.
La genèse de La Marche remonte, en vérité, à l’été chaud des banlieues de 1981. Quand la gauche reconquiert les rênes du pouvoir, après un quart de siècle d’opposition, nul ne peut prévoir l’embrasement des quartiers populaires. Pour la première fois, les jeunes issus de l’immigration, parqués dans des grands ensembles, condamnés à l’échec scolaire, victime désignées des discriminations ethniques et des contrôles au faciès, se révoltent et affrontent en batailles rangées les forces de l’ordre. Ils s’emparent des voitures particulières, symboles d’une société d’abondance dont ils sont exclus, les utilisent comme chevaux mécaniques dans leurs rodéos avant de les jeter aux flammes de leur enfer urbain. L’injustice sociale explose au grand jour. Les banlieues trop longtemps délaissées, ignorées, méprisées, s’invitent avec fracas dans l’actualité médiatique. Les photographies apocalyptiques font la fortune des journaux catastrophiques. L’autorité publique, dépassée par les évènements, cherchent désespérément des pansements hémostatiques et ne trouvent que remède hémorragique. Elles sont loin de comprendre que les banlieues revendiquent, avant tout, le respect de leur dignité.
Le 2 avril 1981, le prêtre catholique Christian Delorme, le pasteur protestant Jean Costil et l’algérien en sursis d’expulsion, Hamid Boukhrouma, entament une grève de la faim illimitée pour protester contre la double peine et les expulsions des immigrés.
L’arrêté d’expulsion, prévu à l’article 23 de l’ordonnance de novembre 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France accorde au ministre de l’Intérieur le pouvoir d’expulser tout étranger susceptible de représenter une menace grave pour l’ordre public. Les immigrés sont interdits, à l’époque, de toute responsabilité associative de peur qu’ils ne participent à la contestation sociale. Les expulsions se systématisent à l’encontre des immigrés sans emploi et les fauteurs présumés de troubles. Ces mesures coercitives, comme les incitations financières au retour dans le pays d’origine, au-delà de leur effet d’annonce, ont peu d’impact dans les faits. Les lois sur le regroupement familial permettent, a contrario, l’installation définitive des familles immigrées. La population française vieillit, les ressources humaines se tarissent, ce sont les banlieues qui assurent le renouvellement des générations.
Les reconduites spectaculaires aux frontières mobilisent les chrétiens de gauche, les défenseurs des droits humains et les mouvements gauchistes qui voient dans les immigrés le lumpenprolétariat des temps modernes. Les solidarités locales prennent, avec la multiplication des arrêtés d’expulsion, une ampleur nationale.
Le 17 avril 1981, François Mitterrand adresse aux trois grévistes de la faim des Minguettes un télégramme où il s’engage à changer de politique d’immigration : « J’ai déjà eu l’occasion, dès le 6 avril, de manifester par l’intermédiaire de Pierre Mauroy, mon porte-parole, ma solidarité avec l’action que mènent les grévistes de la faim. Ma position est connue. Avec mes amis du Parti socialiste, je suis à l’origine d’une proposition de loi déposée en décembre 1978 qui tend à inscrire la reconnaissance des droits des immigrés. Ce texte aurait pour effet de protéger les jeunes immigrés contre les expulsions que vous dénoncez et que je condamne formellement. C’est une attente aux droits de l’homme que de séparer de leurs familles et d’expulser vers un pays, dont bien souvent ils ne parlent même pas la langue, des jeunes gens nés en France ou qui y sont passé une partie de leur jeunesse. Ces pratiques sont inacceptables. Si je suis élu Président de la République, je demanderai au gouvernement d’y mettre immédiatement fin et de présenter les dispositions législatives nécessaires pour que nul désormais ne puisse avoir recours à ces pratiques. Cordialement, François Mitterrand ».
Dès qu’il est élu Président de la République, le 10 mai 1981, François Mitterrand introduit une réforme de l’ordonnance de 1945 stipulant que les mineurs entrés en France avant l’âge de 10 ans, les personnes présentes en France depuis 15 ans, les conjoints ou parents de Français, sont considérés, culturellement et sociologiquement, comme Français et de fait ne font plus l’objet d’expulsions.
La marche réalise son message au fil de son déroulement. Elle surpasse rapidement ses limites revendicatives. « La marche pour l’égalité et contre le racisme » élargit son champ d’action civique, s’affilie d’autres catégories sociales, s’approprie les valeurs républicaines, se transforme progressivement en « Marche de l’égalité ». Les médias ont beau la folkloriser en la rebaptisant « Marche des beurs », elle s’impose comme une marche des jeunes, de tous les jeunes, et, au-delà, de tous les citoyens, pour la paix civile. L’égalité recouvre une nouvelle substance, le droit de vivre dans la dignité. La jeunesse donne l’exemple d’auto-responsabilisation. Les enseignements perçoivent aussitôt l’intérêt éducatif. Des maires octroient une journée de congé municipal aux établissements scolaires. Des écoliers confectionnent des fresques et des bouquets de fleurs pour accueillir les marcheurs. Un garçon de onze ans déclare : « La marche, pour nous, les enfants, c’est jouer et s’amuser ensemble ». La Marche, à chaque étape, suscite le dialogue et la fête.
La spontanéité affichée de la Marche fait partie d’une mise en scène savamment orchestrée. L’action protestataire est mûrement réfléchie, soigneusement préparée, préalablement conçue dans ses moindres détails. Elle entend s’inscrire dans les mouvements pacifiques légendaires. Toumi Djaidja connaît son discours par cœur : « Nous allons prendre la route, comme d’autres avant nous, les noirs américains, les indiens de Ghandi, ou encore ces paysans du Larzac ». La Marche procède par étapes, s’enracine dans les territoires, laisse des traces. Les halles suscitent les rencontres, instaurent le dialogue, tissent le lien social. Il s’agit bel et bien d’un pèlerinage de paix dans la France profonde. L’esprit de conciliation déjoue les pièges. Jamais les marcheurs ne cèdent aux provocations. Ils apprennent à maîtriser leurs nerfs. L’effort physique absorbe les réflexes agressifs. La résistance mentale surmonte les défaillances morales. Les lieux symboliques balisent l’itinéraire. Les Marcheurs ne manquent pas une occasion pour rendre hommage aux victimes de racisme. Les figures de martyrs jalonnent leur parcours. La longue marche vers l’égalité s’ouvre des horizons lointains.
Les marcheurs sortent à peine de l’adolescence. Ils sont en échec scolaire. Ils ne connaissent du monde que leur cité-ghetto. Ils ne connaissent de la puissance publique que son bras armé. Ils sont rejetés de la société. Ils rejettent la société en bloc. Ils subissent l’humiliation quotidienne du contrôle au faciès. Ils sont traqués dans les caves et les appartements abandonnés, derniers refuges où se cultive leur besoin de convivialité. Ils s’insurgent. Ils n’ont pas de mots pour dire leur révolte. Ils utilisent les pierres à leur portée. Ils affrontent les forces de police en batailles rangées. Ils jouent aux gendarmes et aux voleurs. Les journaux répercutent leurs faits d’arme. Les médias manipulent leur candeur, filment leurs rodéos. Ils créent leurs westerns. Ils existent.
Toumi Djaïdja, leader malgré lui de ce mouvement, n’a que vingt et un an. Il traîne derrière lui une réputation de petit délinquant, de voyou, de loubard. Il est désormais la bête noire. Il est né dans le sud-est algérien. Son père est emprisonné après l’Indépendance de son pays natal. Il ne le voit qu’à l’âge de cinq ans. La famille est rapatriée en France par la Croix Rouge. Elle traverse les affres de la misère, de camps en foyers pour sans-abris, avant de s’installer aux Minguettes. Le quartier, enfermé sur lui-même, survit dans l’isolement et l’indifférence. Les enfants grandissent, ne perçoivent comme horizon que le chômage. La violence sociale subie nourrit la violence réactive. Dans toute la métropole, les situations similaires se multiplient. Les discriminations se généralisent. L’exclusion s’institutionnalise. Les foyers d’incendies s’attisent. Les émeutes des banlieues prennent l’allure de guérillas urbaines. La nuit du 21 mars 1983 aux Minguettes est volcanique. Quatre cents jeunes font battre en retraite les forces de l’ordre.
Toumi Djaïdja, catalogué comme un meneur, se trouve dans le collimateur. Le père Christian Delorme joue le modérateur. Il le convainc qu’il n’y a pas d’arme plus efficace pour le pot de terre contre le pot de fer que l’arme de la non-violence. Les contestataires choisissent l’espace emblématique de l’Hôtel de Ville pour tenir un sit-in pacifique. Le maire va-t-en guerre et l’autorité répressive sont pris de court. Onze jeunes entament dans la foulée une grève de la faim. La démonstration de force des forces de l’ordre se retourne contre les décideurs. Les contrôles se poursuivent pourtant et se font de plus en plus provocateurs. Le soir du 20 juin 1983, un policier lâche son chien sur un adolescent. Toumi Djaïdja se jette sur le molosse et sauve le garçon de ses crocs. Le policier lui tire une balle à bout portant. Le Père Christian Delorme se précipite à son chevet à l’hôpital. Un héros est né. Le mythe se construit. L’idée de la Marche pacifique pour l’égalité prend forme.
Le mot d’ordre mijote depuis longtemps dans la tête du prêtre. « Une main de fraternité qui dit : on peut vivre ensemble ». Aimons-nous les uns les autres. Le message christique épouse la main de Fatima. Le Père Christian Delorme vit sa mission aux Minguettes comme une vocation mystique. Il s’est fait sienne la survie quotidienne de ces damnés de la Terre. Il se donne corps et âme à cette cause perdue.
Le samedi 15 octobre 1983, la Marche s’ébranle du quartier populaire de la Cayolle, parcourt les rues de Marseille jusqu’à la Buserine dans l’indifférence générale. Quelques militants antiracistes l’escortent sans trop y croire. Des enfants portent un moment la banderole de tête. Les journalistes brillent par leur absence.
Les marcheurs ne maîtrisent en vérité ni le trajet, ni l’organisation, ni les contacts pilotés par le Père Christian Delorme et le pasteur Costil. Ils se créent une vie de groupe, partagent leurs émotions, leurs commentaires, leurs menus soucis de route. Ils discutent. Ils se disputent. Ils chantent en chœur. Ils marchent et marchent encore jusqu’à l’étape suivante. Les tractations vont bon train dans les états-majors, l’écho est trop lointain pour leur parvenir. Dans la pièce qui se joue, ils n’assurent que les seconds rôles. Ils portent le message sans conscience de sa portée politique. Ils se contentent de la reconnaissance de plus en plus visible sur leur passage. Ils font leur apprentissage de la vie publique. Ils appliquent à la lettre la consigne de non-violence, gardent leur sang-froid lorsque les pneus de leur camionnette sont crevés à Voiron, oublient vite un coup de fusil tiré dans le vide sur la nationale Loriol-Valence. Mais quand ils apprennent la mort de Habib Grimzi, jeune algérien de vingt-cinq ans, défenestré par des légionnaires ivres dans le train Bordeaux-Vintimille, l’horreur du crime les scandalise, le doute les déstabilise, leurs convictions pacifistes se volatilisent. Leur mouvement leur semble soudain ridicule. La rage de ne pouvoir réagir les paralyse au milieu de leur trajectoire.
Radio Beur.
Radio Beur couvre le déroulement de la Marche et lui donne un écho parisien. Cette fréquence et l’Association de la Nouvelle Génération Immigrée (ANGI) sont fondées en 1981 par une troupe de comédiens, connue pour la pièce La Famille Bendjelloul en France depuis 25 ans. L’antenne se veut une émanation des banlieues, un espace d’expression de la diversité. Elle ouvre le débat, avec participations, sur les thématiques de l’immigration, des discriminations, les agressions racistes, les bavures policières, l’égalité. La Marche tombe à pic pour incarner sur le terrain son combat pour l’égalité.
Pendant l’été 1983, le Père Christian Delorme, accompagné de Toumi Djaïdja, monte à Paris pour présenter le projet de la Marche aux organisations antiracistes. Une réunion se tient au Relais Ménilmontant, dans le 20e arrondissement, qui sert de point de ralliement final. Les responsables de Radio Beur présents créent, dans la foulée, avec d’autres associations, le Collectif parisien d’accueil de la Marche.
Le Relais Ménilmontant.
Le choix du Relais Ménilmontant comme quartier général de la Marche à Paris s’inscrit logiquement dans la démarche messianique du Père Christian Delorme. Ce centre d’accueil social est fondé en 1974 par le Père Pierre Loubier, curé de l’église Notre-Dame-de-la-Croix, dans le quartier populaire de Belleville.
Le Relais est un lieu emblématique des luttes pour les droits des immigrés. Radio Soleil, créée en 1981 par des militants du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), y installe ses locaux pendant trois ans.
Le Comité d’accueil de la Marche à Paris.
Le Comité d’accueil de la Marche à Paris regroupe notamment la ligue des Droits de l’Homme (LDH), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) et la Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (FASTI). Des jeunes issus de l’immigration, refusant de se mettre sous la bannière de ces organisations institutionnelles, lancent leur propre Collectif parisien pour l’égalité des droits et contre le racisme dont Radio Beur fait partie.
Ce Collectif organise des débats et des rassemblements au Relais Ménilmontant, pour prolonger l’action de la Marche, qui débouchent sur la constitution de Convergence 84 et la seconde Marche de l’année suivante.
La Marche à Paris.
Les Français découvrent que ces enfants d’immigrés, transformés par le prisme médiatique en loubards d’une espèce particulière, incendiaires de voitures et mangeurs de flammes, sont des Français comme eux, qu’ils sont jeunes et beaux et étonnamment modernes. Les journaux renversent la représentation des beurs et portent leur image aux nues. La marche, commencée dans l’indifférence, attire les célébrités, draine les projecteurs au fil de ses réussites. Les journaux déroulent le tapis rouge de l’histoire. « Les beurs à l’Elysée », décliné dans tous les médias, sonne comme une consécration. Le quotidien Libération titre « Paris sur beur », Le Matin surenchérit « Coup de cœur pour les beurs ». Gérard Dupuy résume dans le même Libération la révolution des mentalités en cours : « La marche à pied, ça use les vieilles idées ». Les jeunes des Minguettes font leur entrée triomphale dans la capitale et repartent, le lendemain, bredouilles.
Conclusion.
L’inégalité de traitement en matière économique, administrative, battent en brèche le principe d’égalité et entretiennent les clivages entre les catégories sociales. Les discriminations à l’emploi et au logement marginalisent durablement les couches populaires. Les pratiques discriminatoires contournent les garde-fous juridiques, se généralisent, se banalisent. La stéréotypie culturelle d’érige en critère de sélection et en facteur d’exclusion. L’esprit de l’entreprise, l’environnement du travail, l’hostilité de la clientèle, sont les justifications subjectives les plus courantes des refus d’embauche. Les employeurs recourent aux agences intermédiaires pour brouiller les pistes et multiplier les obstacles. Les candidatures, sous prétexte de protection de la vie privée, sont soumises au régime du secret.
Les entreprises discriminantes se désintéressent des compétences des postulants indésirables, sapent leurs motivations, suscitent leur découragement et leur sentiment d’échec. Elles usent de la dépréciation systématique comme une aune psychologique.
Les discriminations au logement relèvent de la même stratégie d’exclusion. Les demandes écartées d’avance sur des critères sociaux et familiaux subissent des lenteurs insurmontables de traitement. Dans le secteur privé, les agences de location pratiquent une sélection discriminatoire systématique salon l’appartenance socioprofessionnelle.
Les médias participent insidieusement à la banalisation des discriminations quotidiennes. Ils amplifient sciemment certains faits divers, folklorisent la diversité culturelle, négativisent l’image des banlieues, consolident les stéréotypes. La starisation d’artistes et de sportifs, issus des milieux populaires, participent pleinement de cette folklorisation.
L’audiovisuel, hormis quelques chaînes thématiques à vocation outre-marine, s’obstinent, dans leurs reportages et leurs fictions, dans un discours stéréotypal, en déconnexion complète avec les réalités sociales.
L’institution scolaire elle-même, zonifiée dans les quartiers populaires, cristallise les inégalités sociales et consacre l’essentiel de son effort pédagogique dans la recherche de solutions introuvables à l’échec scolaire.
Les discriminations, en amont, dans les affectations des postes, transforment les zones d’éducation prioritaire en épreuve probatoire pour jeunes enseignants. Les orientations scolaires limitatives condamnent les élèves aux formations sans débouchés. La discrimination urbaine débouche inévitablement sur la discrimination éducationnelle. L’appartenance ethnique sert paradoxalement d’alibi pour perpétuer la logique stigmatisation-victimisation, qui conforte en retour la banalisation des discriminations. Or, dans tous les cas, les discriminations s’appuient sur les origines sociales, et uniquement sur l’appartenance socio-urbaine pour fermer l’accès à l’ascension sociale. Les jeunes, de toutes origines, qui bénéficient des raccourcis élitaires, se fraient, malgré tout, leur chemin dans les classes dirigeantes. Leur existence même, malgré leur nombre restreint, sert d’arguments opposables aux discriminateurs.
L’enjeu se concentre sur ce point focal. Il n’est d’égalité réelle que dans l’équitable représentation de toutes les catégories sociales dans les sphères dirigeantes.
Depuis la marche de l’Egalité de 1983, les gouvernements successifs se sont dotés de ministres représentant la diversité culturelle. Quelques élus issus des quartiers populaires ont fait leur apparition dans les palais parlementaires. Les grandes écoles se sont ouvertes aux enfants des banlieues. Des présentateurs de télévision ont pris des couleurs. Mais, cette reconnaissance publique et cette visibilité parcellaire ne reflètent encore que la pointe émergée de l’iceberg diversitaire.
En 1983, la jeunesse des banlieues a affirmé dans une marche exemplaire sa volonté de sortir de la ghettoïsation, d’en finir avec les discriminations, de contribuer activement à l’intérêt général et au bien commun. Elle a rappelé au monde le principe d’égalité de tous les citoyens, ce principe qui donne sa substance au vivre-ensemble et sa quintessence à la paix sociale. Il n’est pas d’autre credo à cet égard que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Il n’est d’autre critère que l’égalité dans la dignité. Tous les humains se valent, toutes les cultures s’équivalent dans cet espace de convergence merveilleusement défini par Edouard Glissant : « Je devine peut être qu’il n’y aura plus de culture sans toutes les cultures, plus une civilisation qui puisse être le monopôle des autres, plus de poète pour ignorer le mouvement de l’Histoire ». Les temps du modèle unique, de l’universalisme monolithique, uniforme, totalitaire à force d’être totalisant, destructeur de la diversité culturelle, sont définitivement révolus. Des esprits lucides, d’Aimé Césaire à Jacques Berque, éclaireurs des temps présents, nous ont enseigné que, désormais, il n’est d’universalisme que pluriel.
La littérature classique française, bien connue de l’humanité, ne s’abreuve-t-elle pas aux sources les plus lointaines ? Voltaire, dans l’Essai sur l’histoire universelle (1754) n’écrit-il pas : « Dans nos siècles de barbarie et d’ignorance qui suivirent la décadence et le déchirement de l’empire romain, nous reçûmes presque tout des arabes : astronomie, chimie, médecine, et surtout des remèdes plus doux et plus salutaires que ceux qui avaient été connus des Grecs et des Romains. L’algèbre est de l’invention de ces Arabes, notre arithmétique même nous fut apportée par eux. » Napoléon Bonaparte ne reconnaît-il pas dans ses « Mémoires pour servir l’histoire de la France » (1823) : « Les arabes ont été pendant cinq cents ans la nation la plus éclairée du monde. C’est à eux que nous devons notre système de numération, les orgues, les cadrans solaires, les pendules et les montres. Rien de plus élégant, de plus ingénieux, de plus moral que la littérature persane et, en général, tout ce qui est sorti de la plume des littérateurs de Bagdad et Bassora ». Et Montesquieu, père fondateur de l’esprit des lois, n’intitule-t-il pas sa féroce critique sociale « les lettres persanes » (1721), comme un pied de nez aux obscurantismes et aux intolérances de tous les temps. Ce que la culture française doit à la culture arabe, elle le retrouve dans les promesses d’avenir de ses enfants de banlieue. Car chaque être humain possède en partage, par un éternel atavisme culturel, la somme de toutes les connaissances. Michel de Montaigne n’en a-t-il pas donné la plus éloquente illustration : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Les jardins des civilisations, que les abeilles de l’histoire butinent inlassablement, ne sont point condamnés à une seule et unique variété de fleurs.
La Marche est un acte historique, une balise dans le remous social.
En cet hiver de 1983, les jeunes des cités prennent leurs affaires en main, s’approprient leur existence, parcourent les routes, témoignent de leur vécu de ville en village. Les organisations humanitaires, porte-voix des sans-voix en temps de misère, s’effacent du décor, œuvrent en coulisses, orchestrent la mise scène des récupérations en tout genre. Le pouvoir central s’inquiète. La marche pacifique échappe à ses règles. L’imprévisible menace à chaque détour.
Les jeunes en marche liquident définitivement le complexe du colonisé hérité de leurs parents. Ils sortent de leurs tanières, se dégagent du provisoire, se délivrent de l’aléatoire, se délient du mythe du retour dans le pays d’origine, auquel les rattachent encore quelques coutumes mal digérées. Ils s’affranchissent de la zonitude. Ils rendent obsolète la notion rétrograde d’intégration, fabrique de citoyens de seconde zone. Ils s’installent dans le droit commun.
Ces jeunes ne se renient pas, ils s’affirment. Ils s’approprient leur espace urbain pour l’ouvrir à la société. Ils s’expriment. Ils maîtrisent vite les leviers de la communication médiatique. Ils s’imposent comme acteurs sociaux. Ils dynamisent la société civile. Ils impulsent une nouvelle conscience citoyenne. Ils construisent à tâtons une société transversale. Ils révèlent, le long des kilomètres sillonnés, la richesse imaginative de la diversité et la synergie créative du métissage. Ils existent.
La diversité, trop souvent réduite par le paternalisme élitaire à l’esprit de tolérance, à l’acceptation de l’autre, à l’indulgence contrainte, n’est ni une mode sémantique ni un avatar politique. Le concept de diversité, forgé par Michel de Montaigne en pleine guerre des religions, existe depuis le XVIe siècle. Le peuple français s’est formé, à travers les siècles, de couches ethniques successives, fraternisées par les épreuves, brassées au fil des générations, indéfectiblement liées par la même destinée collective.
La société française n’a jamais été un patchwork communautaire. La laïcité la cimente. L’égalité républicaine l’unifie. La notion de minorité, évoquant une greffe exogène condamnée à la marginalité, fausse le débat à la racine. De même qu’il n’y a aucune vie possible sans biodiversité, de même il n’y a aucune société humaine viable sans diversité. Les cultures non irriguées de sang nouveau sont vouées à la stagnation, sinon à la disparition.
La diversité culturelle est le patrimoine commun de l’humanité. La société planétaire est définitivement sortie de l’universalisme unilatéral, des doctrines univoques, des modèles uniformes. Le monde en devenir s’édifie dans l’interculturalité, dans la transversalité, dans le diversalisme.
La Marche pour l’égalité annonce la révolution numérique, qui libère l’information, qui déverrouille les savoirs, qui ouvre des horizons insoupçonnés au dialogue des cultures. Les langues menacées renaissent. Les traditions ignorées s’internationalisent. Les créativités partagées s’épanouissent. L’égalité s’éprouve dans le vivre-ensemble et le faire-ensemble.
Car, depuis l’aube des temps, l’histoire du genre humain a toujours été traversée par deux mouvements contraires, le mouvement des puissances des ténèbres, semeuses des germes de la division, accoucheuses des vers rongeurs de la haine, nourricières des barbaries sanguinaires, et le mouvement des cultures fécondes, nées aux quatre coins de la planète, à toutes les époques, rivières intarissables qui alimentent sans arrêt le grand fleuve de la civilisation humaine.
La culture française puise son génie propre dans la diversité de ses populations, de ses régions, de ses interconnexions inventives. Le cadre laïque fertilise ses talents multiples. Dans les banlieues, si longtemps méprisées, germent et se développent désormais des pensées solaires, des créativités multipolaires, des actions exemplaires.
La Marche pour l’égalité a pris sa pleine place dans cette belle aventure humaine, foisonnante de découvertes, fourmillante de créations, toujours multiple, toujours singulière, confluant vers le meilleur. La langue française ne doit-elle pas ses richesses sémantiques, ses subtilités linguistiques, ses finesses syntaxiques à ses multiples emprunts, du grec au latin, du celte au francique, du slave au basque, du punique à l’arabe, et aux trouvailles insolites des cités populaires, qui l’irriguent de leur essence particulière ?
Avec la Marche pour l’égalité de 1983, les médias, friands de catastrophisme, découvrent l’inattendu : l’exclusion sociale peut produire autre chose que la violence urbaine. Il a suffi que des jeunes des cités, systématiquement qualifiés d’excités, remplacent le coup de poing par une main tendue, la rage vindicative par une pacifique contre-offensive, la révolte instinctive par une audacieuse initiative, pour enclencher une action collective génératrice de solidarité en chaîne.
Leur message est libre, égalitaire, fraternel : vivre ensemble dans la diversité culturelle et la paix sociale. La Marche brise, par enchantement, les préjugés, transforme les mentalités, humanise la société. La presse porte aux nues les enfants maudits. L’égalité citoyenne, faute d’être une réalité palpable, devient une perspective concevable. L’image des banlieues se libère, le temps d’un hiver, des clichés insupportables.
Les jeunes sortent de la défensive. Ils surmontent les regards hostiles. Ils intériorisent leur francité. Ils s’assument. Ils connaissent l’infernal spectacle. Ils contournent les obstacles. Ils fraient à l’aveuglette leur propre chemin. Ils domestiquent les idoles. Ils s’amusent des miracles. La Marche est un acte historique, une balise dans le remous social, un sémaphore clignotant le mot égalité. Cette Marche se suffit à elle-même. Elle n’appartient à personne. Elle n’est récupérable ni par ses animateurs ni par ses convoiteurs.
Du devoir de préserver La Marche pour l’égalité des récupérations politiques ;
Toute intervention des pouvoirs publiques en lien avec le Trentenaire de la Marche sera interprétée comme une tentative de récupération politique. La récente mésaventure du ministre de la Ville aux Minguettes ne doit rien au hasard. Les Marcheurs historiques, notamment Toumi Djaïdja, Djamel Atallah et le père Christian Delorme, oubliés depuis trois décennies, ont créé l’Association des Marcheurs de 1983 pour l’Egalité et la Mémoire » pour défendre la paternité de leur acte historique. Ils s’estiment gardiens d’un devoir moral à l’égard des nouvelles générations face à des associations comme AcLeFeu qui, à travers son initiative de caravane pour l’égalité, tente de capter l’héritage.
Dans le climat délétère actuel, l’exaspération des quartiers des cités atteint le seuil de la révolte. Seul un signal fort, un plan pluriannuel, qui dessine une perspective et la jalonne de balises concrètes, avec un discours fondateur d’une nouvelle politique urbaine de droit commun, qui décloisonne les banlieues, peuvent calmer les esprits.
La notion d’intégration est devenue, dans les banlieues et les quartiers populaires, synonyme de marginalisation et d’exclusion sociale. Elle est perçue comme une fabrique de citoyens de seconde zone. Cette notion coloniale, élaborée au XIXe siècle dans un schéma de pacification des indigènes, déclinée dans le processus insertion-intégration-assimilation, est totalement obsolète.
Toutes les politiques dites d’intégration, depuis la Seconde guerre mondiale, se sont soldées par des échecs. Ces politiques se sont traduites par des modélisations technocratiques abstraites de zonage, de siglage, de ciblage, qui ont profondément déchiré le tissu urbain et généré de véritables ghettos.
Le métissage culturel et la mixité sociale sont des réalités partout présentes dans la vie quotidienne. La mentalité française a définitivement intériorisé le fait diversitaire. Aucun regard ne s’offusque désormais, dans la rue, de l’interculturalité réalisée. Avec la Révolution numérique, les banlieues et les quartiers populaires ont profondément changé en quelques années. Ils ne sont plus à la remorque de la société. Souvent, ils en sont les précurseurs. Malgré leur situation socio-économique chaotique, ils sont devenus des laboratoires d’innovation et de créativité, et des pépinières de talents dans tous les domaines. Les quartiers ont besoin d’un discours politique qui reconnaisse et valorise leur apport au monde en devenir.
La notion de vivre-ensemble est entrée dans le langage courant. L’expression complémentaire faire-ensemble, qui désigne sa mise en pratique, apparaît de plus en plus dans les initiatives citoyennes. Les concepts ne sont pas anodins. Ils deviennent, par la volonté politique, des outils de transformation du réel. La politique de changement à l’égard des quartiers devrait, en conséquence, bannir définitivement la notion coloniale d’intégration et la remplacer par le vivre-ensemble.
Mustapha Saha.
Bio express. Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).