Paris. Mardi, 4 juillet 2023. La société française se désintègre à vue d’œil. Sa gouvernance policière démantèle ses logiques internes. Ses révoltes s’écrabouillent à coups de flashballs. Ses travailleurs s’assomment d’une réforme inique des retraites. Ses rues s’encombrent de sans-abris. Ses étudiants affamés se rabattent sur les soupes populaires. Les crises récurrentes s’entretiennent. Tout s’arrête. Tout recommence. Indéfiniment. Sans nouveau cap. Sans nouvel horizon. Crise covidaire. Alibi liberticide. Nettoyage par le vide. L’être humain atomisé, numérisé, transhumanisé, se destitue de son humanité. Le code évacue la signature. La cryptographie remplace l’écriture. La proximité virtuelle se substitue au voisinage. Les banlieusards ingérables, fichés par reconnaissance faciale, s’abattent à bout portant.
Mardi, 27 juin 2023, à Nanterre, un adolescent de dix-sept ans, Nahel, au volant de sa voiture, est froidement assassiné, en plein cœur, par un policier. Une vidéo virale prouve le crime. Le tueur n’est pas en état de légitime défense. L’insurrection des jeunes se propage. Les grandes et petites communes s’embrasent. Une révolte populaire s’analyse difficilement à chaud. Ses conséquences à moyen et long terme sont imprévisibles. Les reportages, les témoignages, les commentaires n’expliquent rien. Ils comblent tout au plus la viduité des médias. En 2022, treize morts pour refus d’obtempérer. Depuis février 2017, les conditions d’utilisation des armes à feu par les policiers sont considérablement allégées. Les tirs mortels sur des véhicules en mouvement se sont multipliés par cinq depuis l’adoption de cette disposition. L’article L 435-2 du Code de sécurité intérieure autorise les policiers à faire feu quand « ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ». Le policier doit cependant agir dans un cas d’absolue nécessité comportant une menace d’atteinte à sa vie ou à celle d’autrui. Sa riposte doit être strictement proportionnée. Ces conditions ne sont pas réunies dans le meurtre du jeudi 27 juin 2023 à Nanterre. L’assassinat de Nahel est un crime inexpiable.
Le feu couve en permanence, depuis un demi-siècle, dans les cités d’exclusion. L’explosion des banlieues de 2005 s’évoque inévitablement. Le lundi, 24 octobre 2005, le ministre de l’intérieur et futur président, Nicolas Sarkozy, déclare : « Vous en avez marre de cette bande de racailles ? Eh bien on va vous en débarrasser ! ». Il veut passer les cités au karcher. Le jeudi, 27 octobre 2005, Zyed Benna et Muhittin Altun, âgés de dix-sept ans tous les deux, et Buna Traoré, quinze ans, rentrent avec des amis d’une partie de football à Livry-Gargan, Seine-Saint-Denis, en direction de Clichy-sous-Bois. Sur le chemin, ils s’approchent d’un chantier. Un témoin appelle la police pour signaler une tentative de cambriolage. La brigade anticriminalité (BAC) arrive aussitôt sur place, interpelle l’un des jeunes. Les autres s’enfuient. Ils sont vite rattrapés par d’autres policiers appelés en renfort. Pour leur échapper, les trois adolescents se réfugient dans un transformateur EDF. Un arc électrique se forme. Muhittin Altun est grièvement blessé. Zyed Benna et Bouna Traoré meurent électrocutés. Dès le soir, les premières émeutes éclatent à Clichy-sous-Bois et dans la ville voisine de Montfermeil. Le dimanche 30 octobre 2005, la police tire une grenade lacrymogène en direction de la mosquée Bilal. La fumée envahit l’édifice. La population musulmane s’exaspère. Les émeutes s’étendent à tout le territoire. Pendant trois semaines, les jeunes saccagent les voitures, les mobiliers urbains, les bâtiments publics. Les télévisions déroulent insatiablement les images spectaculaires du chaos. Le mardi 8 novembre 2005, 274 communes brûlent. L’état d’urgence est décrété. Les préfets instaurent des couvre-feux. Les rébellions se prolongent jusqu’au vendredi 18 novembre 2005. Le retour au calme est une replongée dans la galère quotidienne. L’école républicaine n’est plus un tremplin social. Elle n’est qu’un passage obligatoire d’échec et d’avilissement (Laurent Mucchielli, Véronique Le Goaziou, Quand les banlieues brûlent, Retour sur les émeutes de novembre 2005, éditions La Découverte, 2006).
Vingt ans après, rien ne change. Le président, après une fausse indignation, désigne les coupables : « Les plateformes et les réseaux sociaux jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours. Nous avons vu sur plusieurs d’entre elles, Snapchat, TikTok et plusieurs autres, à la fois l’organisation de rassemblements violents se faire, mais une forme de mimétisme de la violence, ce qui, chez les plus jeunes, conduit à une sortie du réel. On a le sentiment parfois que certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués » (Centre interministériel des crises du ministère de l’Intérieur, 30 juin 2023). Faux-fuyant à l’américaine. Déni des contenus spécifiques. Remise en cause despotique de la liberté d’expression. « Nous prendrons, dans les prochaines heures, des dispositions en lien avec les plateformes pour le retrait des contenus sensibles ». Le ministre de la Justice publie, dans la foulée, une circulaire permettant aux procureurs d’engager des réquisitions judiciaires contre les réseaux diffusant les images des affrontements. L’autoritarisme régnant ne tolère aucune contre-information. La police envoie des sommations de fermeture de comptes. Le gouvernement envisage même de couper internet dans certains zones. Il demande aux opérateurs Orange, Bouygues, SFR et Free de couper la data mobile, la 4 G, la 5 G dans certains quartiers, autrement dit dans les banlieues. Les moyens de communication de la police et les appels d’urgence dans les mêmes lieux seraient du même coup également interrompus. La répression aveugle ne s’embarrasse pas de cohérence. Facebook, Instagram, Snapchat s’empressent d’exécuter les directives gouvernementales, installent des cellules de veille, suppriment systématiquement les comptes détectés proactivement ou signalés par les autorités. Le ministre de la Justice déclare le samedi 1er juillet 2023 : « Je veux que la jeunesse sache, de façon claire, que les procureurs de ce pays iront chercher l’identité des utilisateurs des réseaux, notamment Snapchat, qui sont pour ces jeunes un vecteur de communication, pour donner le lieu, le moment et la cible de l’agression. Que personne ne pense que derrière ces réseaux sociaux, il y a l’impunité ».
En 2015, dans une synthèse brassant une centaine d’études sur les liens éventuels entre les jeux vidéo et les violences urbaines, le psychologue Christopher Ferguson de l'université Stetson en Floride conclut que l'influence des jeux vidéo, considérés comme violents, sur les enfants et les adolescents est minime, que l'on s'intéresse à la violence juvénile, au comportement social, à la dépression ou encore au trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité. La santé mentale relève d’autres facteurs, plus réels, plus concrets, les inégalités économiques, sociales, culturels, les discriminations quotidiennes, les vécus insoutenables. Les conseillers présidentiels, ignorants des études scientifiques, recyclent les préjugés des cafés du commerce, bricolent comme ils peuvent des boucs émissaires. Les restructurations cérébrales, induites par l’addiction numérique, échappent aux effets de causalité. Elles obéissent à une prolifération rhizomique difficile à cerner dans l’état actuel des choses.
La déclaration présidentielle n’est pas anodine pour autant. Elle s’inscrit dans la tactique habituelle de diversion, de dissuasion. Elle dépolitise l’insurrection des banlieues. Elle détourne l’attention de la culpabilité policière, de la violence étatique. C’est l’option militariste qui se coupe du réel. Depuis plusieurs années, les policiers surarmés exhibent le blason à tête de mort de la série télévisée The Punisher, le Justicier, où un flic sadique torture et liquide les gangsters au lieu de les livrer à la justice. La symbolique exterminatrice s’utilise consciemment, sciemment, par les détenteurs de l’autorité publique. Les unités antiterroristes, déployées dans les rues de Marseille, de Lyon, de Lille, avec un équipement de guerre, utilisent des fusils à pompe sur des civils, miment dans la réalité Call of Duty, matérialisent des conflits fictifs. Ils tirent instinctivement, mécaniquement, robotiquement. Le président annonce, le mardi 27 juin 2023, la construction d’un nouvel hôpital militaire dans la cité phocéenne pour préparer le pays à une guerre de haute intensité. Une guerre à la fois physique et hybride, classique et cybernétique, impliquant des chars, des avions, des missiles, mais aussi des drones et des monstres téléguidées.
En trois nuits d’émeutes, des milliers de mortiers d’artifice sont tirés partout par les insurgés. Le ciel s’illumine de jets de couleurs. Les stocks accumulés pour la fête nationale s’écoulent à fond de cale. Des adolescents jouent aux pirates, pillent les grandes marques, brandissent leur butin, chantent leur revanche sur la société de consommation. Ils ont dix-sept ans, quinze ans, treize ans, parfois moins. Ils sont impertinents, insolents, arrogants, provocants. Ils n’ont peur de rien. Ils se battent à visage découvert. Leurs aînés sont revenus des illusions politiques, des simulations associatives, des chafouineries intégratives. La puissance étatique déclare une guerre ouverte à ces mômes déracinés, déculturés, désocialisés, ghettoïsés, captifs d’une destinée figée, condamnés d’avance à la marginalité, sans d’autre perspective que la fuite en avant. Les jeunes banlieusards se définissent par leur exclusion. Leur confrontation avec la police est une expérience quotidienne. « La vieille taupe monétaire est la bête lubrique des milieux d’enfermement. Le serpent est l’emblème de la société de contrôle. Nous sommes passés d’un animal à l’autre, de la taupe au serpent, dans le régime politique, mais aussi dans notre manière de vivre, dans nos rapports à autrui. La famille, l’école, l’armée, l’entreprise sont des milieux analogiques, des figures chiffrées, modulables, déformables, transformables » (Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, L’Autre journal, n° 1, mai 1990). Les institutions bourgeoises sont archaïques, désuètes, obsolètes. Les technocrates, serviteurs cyniques du néolibéralisme, prolongent artificiellement leur agonie.
La pyrotechnie se procure sur internet. Les jeunes s’en servent pour épater, impressionner, esbroufer l’adversaire. Des fricoteurs, rompus aux raccourcis internétiques, proposent achats groupés, prix dégressifs, livraisons garanties dans l’heure. La société polonaise Tropic commercialise des produits aux appellations attractives, Crackling Chrysanthenum, chrysanthèmes crépitants, Gatling Riots, mitrailleuses pour émeutes, Line of Fire, ligne de feu, Shotting star and magic emotions, étoiles filantes, émotions magiques . Les arrêtés interdisant la vente des mortiers d’artifice, des jerricans d’essence, des bidons d’acide, des produits chimiques restent lettres mortes. Tout s’achète sur les réseaux. La tactique s’acquiert à force d’usage. Les colonnes de flics essuient un déluge de mortiers d’artifices. Les bouquets de feu les contraignent à s’abriter derrière leurs boucliers. Les jeunes, très mobiles, gagnent du temps, changent de position d’attaque, lancent d’autres projectiles, s’échappent, recommencent plus loin. Ils pratiquent la guerilla urbaine sans l’avoir jamais apprise dans les manuels de stratégie. Prédispositions khattabiennes.
La répression policière se militarise. Le lanceur de balle de défense se banalise. Il remplace la matraque comme arme ordinaire. Les mutilations se comptent par centaines. Une balle en caoutchouc de flash-ball arrive avec une puissance de 180 joules. Elle se dilate de 30% en s’écrasant sur le visage. Quand elle touche directement un oeil, elle atteint aussi les zones périphériques, les os du nez, du front, des oreilles. L’œil est perdu. Les plaintes pénales se sanctionnent par des classements sans suite ou des non-lieux faute d’identification des tireurs. Les policiers sont souvent relaxés, même quand ils sont repérés. Ils sont censés obéir aux ordres, dégagés de toute responsabilité selon l’article 122-4 du code pénale. Les policiers utilisent aussi des grenades lacrymogènes assourdissantes, GLI-F4, contenant une charge de TNT, capables de blesser et de tuer des civils. Les grenades de désencerclement, également appelées dispositifs balistiques de désencerclement (DBD), ou dispositifs manuels de protection (DMP), projettent dix-huit galets en caoutchouc et leur bouchon allumeur dans un rayon de dix mètres. Les dégâts dans un groupe sont épouvantables.
Le ministère de l’intérieur recourt de plus en plus aux unités d’élite de la police et de la gendarmerie, les Brigades de Recherche et d’Intervention (BRI), dites brigades antigang, l’unité Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion (RAID), spécialisée dans le grand banditisme, le terrorisme, la prise d’otages, le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN). Le jeudi 29 juin 2023, une capsule fait le buzz sur la toile, un véhicule blindé Sherpa fait irruption dans une rue de Nanterre. Il balaie comme fétus de paille les barricades. Les violences urbaines sont traitées comme des faits de guerre. La séquence accablante d’exécution de l’adolescent disparaît des écrans au profit de scènes apocalyptiques, mortiers d’artifice, dites chandelles romaines, plus spectaculaires que périlleuses, avenues dévastées, grandes surfaces saccagées. Les méchants casseurs sont profusément mis en scène. L’art et la manière de retourner l’opinion. L’assassin se transforme en victime. Une cagnotte, lancée par l’extrême-droite à son bénéfice, récolte deux millions d’euros en trois jours. Des instructions d’intervention systématique sont données dans le cadre de la coordination opérationnelle renforcée dans les agglomérations et les territoires. Démonstrations de force tous azimuts. Trois blindés supplémentaires sont prêtés par le constructeur, la société Arquus, sans être repeints. Ils portent encore la couleur sable des opérations militaires au Sahel. La gendarmerie sort ses quatre-quatre Centaure, mastodontes de 7,4 mètres de long et 14,5 tonnes. Les hélicoptères survolent les banlieues, décrétés zones de guerre. Les unités d’élite utilisent des munitions beanbags, sacs à haricots, expérimentées dans les émeutes aux Antilles et à Mayotte. Les projectiles tirés par des fusils à pompe renferment des plombs minuscules provoquant des blessures graves. Consigne est donnée de procéder au maximum d’interpellations. Arrestations de masse. Deuxième nuit, 150 arrestations. Troisième nuit, 875 arrestations. Quatrième nuit, 1311 arrestations. Cinquième nuit, 719 arrestations. Au total, 3055 personnes mises en cellule en cinq jours, capturées la plupart du temps au hasard, avec grande violence. D’autres personnes se dépistent sur vidéos, s’appréhendent à leur domicile. Des procès expéditifs en comparution immédiate. Des peines lourdes sans preuves. La technocratie française se donne en exemple tyrannique.
Mustapha Saha.
Bio express. Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).
Bio express. Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).