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Quels enseignements tirer de la marche pour l’égalité qui a eu lieu il y a trente trois ans ?

En cet hiver de 1983, les jeunes des cités prennent leurs affaires en main, s’approprient leur existence, parcourent les routes, témoignent de leur vécu de ville en village. Les organisations humanitaires, porte-voix des sans-voix en temps de misère, s’effacent du décor, œuvrent en coulisses, orchestrent la mise scène des récupérations en tout genre. Le pouvoir central s’inquiète. La marche pacifique échappe à ses règles. L’imprévisible menace à chaque détour.

Les jeunes en marche liquident définitivement le complexe du colonisé hérité de leurs parents. Ils sortent de leurs tanières, se dégagent du provisoire, se délivrent de l’aléatoire, se délient du mythe du retour dans le pays d’origine, auquel les rattachent encore quelques coutumes mal digérées. Ils s’affranchissent de la zonitude. Ils rendent obsolète la notion rétrograde d’intégration, fabrique de citoyens de seconde zone. Ils s’installent dans le droit commun.

Ces jeunes ne se renient pas, ils s’affirment. Ils s’approprient leur espace urbain pour l’ouvrir à la société. Ils s’expriment. Ils maîtrisent vite les leviers de la communication médiatique. Ils s’imposent comme acteurs sociaux. Ils dynamisent la société civile. Ils impulsent une nouvelle conscience citoyenne. Ils construisent à tâtons une société transversale. Ils révèlent, le long des kilomètres sillonnés, la richesse imaginative de la diversité et la synergie créative du métissage. Ils existent.

La diversité, trop souvent réduite par le paternalisme élitaire à l’esprit de tolérance, à l’acceptation de l’autre, à l’indulgence contrainte, n’est ni une mode sémantique ni un avatar politique. Le concept de diversité, forgé par Michel de Montaigne en pleine guerre des religions, existe depuis le XVIe siècle. Le peuple français s’est formé, à travers les siècles, de couches ethniques successives, fraternisées par les épreuves, brassées au fil des générations, indéfectiblement liées par la même destinée collective.

La société française n’a jamais été un 
patchwork communautaire. La laïcité la cimente. L’égalité républicaine l’unifie. La notion de minorité, évoquant une greffe exogène condamnée à la marginalité, fausse le débat à la racine. De même qu’il n’y a aucune vie possible sans biodiversité, de même il n’y a aucune société humaine viable sans diversité. Les cultures non irriguées de sang nouveau sont vouées à la stagnation, sinon à la disparition.

La diversité culturelle est le patrimoine commun de l’humanité. La société planétaire est définitivement sortie de l’universalisme unilatéral, des doctrines univoques, des modèles uniformes. Le monde en devenir s’édifie dans l’interculturalité, dans la transversalité, dans le diversalisme.

La Marche pour l’égalité annonce la révolution numérique, qui libère l’information, qui déverrouille les savoirs, qui ouvre des horizons insoupçonnés au dialogue des cultures. Les langues menacées renaissent. Les traditions ignorées s’internationalisent. Les créativités partagées s’épanouissent. L’égalité s’éprouve dans le vivre-ensemble et le faire-ensemble.

Car, depuis l’aube des temps, l’histoire du genre humain a toujours été traversée par deux mouvements contraires, le mouvement des puissances des ténèbres, semeuses des germes de la division, accoucheuses des vers rongeurs de la haine, nourricières des barbaries sanguinaires, et le mouvement des cultures fécondes, nées aux quatre coins de la planète, à toutes les époques, rivières intarissables qui alimentent sans arrêt le grand fleuve de la civilisation humaine.

La culture française puise son génie propre dans la diversité de ses populations, de ses régions, de ses interconnexions inventives. Le cadre laïque fertilise ses talents multiples. Dans les banlieues, si longtemps méprisées, germent et se développent désormais des pensées solaires, des créativités multipolaires, des actions exemplaires.

La Marche pour l’égalité a pris sa pleine place dans cette belle aventure humaine, foisonnante de découvertes, fourmillante de créations, toujours multiple, toujours singulière, confluant vers le meilleur. La langue française ne doit-elle pas ses richesses sémantiques, ses subtilités linguistiques, ses finesses syntaxiques à ses multiples emprunts, du grec au latin, du celte au francique, du slave au basque, du punique à l’arabe, et aux trouvailles insolites des cités populaires, qui l’irriguent de leur essence particulière ?

Avec la Marche pour l’égalité de 1983, les médias, friands de catastrophisme, découvrent l’inattendu : l’exclusion sociale peut produire autre chose que la violence urbaine. Il a suffi que des jeunes des cités, systématiquement qualifiés d’excités, remplacent le coup de poing par une main tendue, la rage vindicative par une pacifique contre-offensive, la révolte instinctive par une audacieuse initiative, pour enclencher une action collective génératrice de solidarité en chaîne.

Leur message est libre, égalitaire, fraternel : vivre ensemble dans la diversité culturelle et la paix sociale. La Marche brise, par enchantement, les préjugés, transforme les mentalités, humanise la société. La presse porte aux nues les enfants maudits. L’égalité citoyenne, faute d’être une réalité palpable, devient une perspective concevable. L’image des banlieues se libère, le temps d’un hiver, des clichés insupportables.

Les jeunes sortent de la défensive. Ils surmontent les regards hostiles. Ils intériorisent leur francité. Ils s’assument. Ils connaissent l’infernal spectacle. Ils contournent les obstacles. Ils fraient à l’aveuglette leur propre chemin. Ils domestiquent les idoles. Ils s’amusent des miracles. La Marche est un acte historique, une balise dans le remous social, un sémaphore clignotant le mot égalité. Cette Marche se suffit à elle-même. Elle n’appartient à personne. Elle n’est récupérable ni par ses animateurs ni par ses convoiteurs.

(c) Mustapha Saha
Sociologue, poète





 
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