Menu

News

Les petits trous dessinent comme des auréoles sur le ciment fauve. Le haut mur hérissé de fils de fer barbelés a été grêlé d’impacts de balles de kalachnikov à deux reprises, la plus récente en juin. « Ils sont bien mieux armés que nous », soupire Khaled Al-Toumi, le directeur du centre de détention de Zaouïa, une municipalité située à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Tripoli. Ici, au cœur de cette bande côtière de la Libye où se concentre l’essentiel des départs de migrants vers l’Italie, une trentaine d’Africains subsahariens sont détenus – un chiffre plutôt faible au regard des centres surpeuplés ailleurs dans le pays.

C’est que, depuis les assauts de l’établissement par des hommes armés, Khaled Al-Toumi, préfère transférer à Tripoli le maximum de prisonniers. « Nous ne sommes pas en mesure de les protéger », dit-il. Avec ses huit gardes modestement équipés, il avoue son impuissance face aux gangs de trafiquants qui n’hésitent pas à venir récupérer par la force des migrants, dont l’arrestation par les autorités perturbe leurs juteuses affaires. En 2014, ils avaient repris environ 80 Erythréens. Plus récemment, sept Pakistanais. « On reçoit en permanence des menaces, ils disent qu’ils vont enlever nos enfants », ajoute le directeur.

Le danger est quotidien. Le 18 juillet, veille de la rencontre avec Khaled Al-Toumi, soixante-dix femmes migrantes ont été enlevées à quelques kilomètres de là alors qu’elles étaient transférées à bord d’un bus du centre de détention de Gharian à celui de Sorman, des localités voisines de Zaouïa.

On compte en Libye une trentaine de centres de ce type, placés sous la tutelle de la Direction de combat contre la migration illégale (DCMI) rattachée au ministère de l’intérieur. A ces prisons « officielles » s’ajoutent des structures officieuses, administrées ouvertement par des milices. L’ensemble de ce réseau carcéral détient entre 4 000 et 7 000 détenus, selon les Nations unies (ONU).

« Corruption galopante »
A l’heure où l’Union européenne (UE) nourrit le projet de sous-traiter à la Libye la gestion du flux migratoire le long de la « route de la Méditerranée centrale », le débat sur les conditions de détention en vigueur dans ces centres a gagné en acuité.

Une partie de la somme de 90 millions d’euros que l’UE s’est engagée à allouer au gouvernement dit d’« union nationale » de Tripoli sur la question migratoire, en sus des 200 millions d’euros annoncés par l’Italie, vise précisément à l’amélioration de l’environnement de ces centres.

Si des « hot spots » voient le jour en Libye, idée que caressent certains dirigeants européens – dont le président français Emmanuel Macron – pour externaliser sur le continent africain l’examen des demandes d’asile, ils seront abrités dans de tels établissements à la réputation sulfureuse.

La situation y est à l’évidence critique. Le centre de Zaouïa ne souffre certes pas de surpopulation. Mais l’état des locaux est piteux, avec ses matelas légers jetés au sol et l’alimentation d’une préoccupante indigence, limitée à un seul plat de macaronis. Aucune infirmerie ne dispense de soins.
« Je ne touche pas un seul dinar de Tripoli ! », se plaint le directeur, Khaled Al-Toumi. Dans son entourage, on dénonce vertement la « corruption galopante de l’état-major de la DCMI à Tripoli qui vole l’argent ». Quand on lui parle de financement européen, Khaled Al-Toumi affirme ne pas en avoir vu la couleur.
La complainte est encore plus grinçante au centre de détention pour femmes de Sorman, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest : un gros bloc de ciment d’un étage posé sur le sable et piqué de pins en bord de plage. Dans la courette intérieure, des enfants jouent près d’une balançoire.

Là, la densité humaine est beaucoup plus élevée. La scène est un brin irréelle : dans la pièce centrale, environ quatre-vingts femmes sont entassées, fichu sur la tête, regard levé vers un poste de télévision rivé au mur délavé. D’autres se serrent dans les pièces adjacentes. Certaines ont un bébé sur les jambes, telle Christiane, une Nigériane à tresses assise sur son matelas. « Ici, il n’y a rien, déplore-t-elle. Nous n’avons ni couches ni lait pour les bébés. L’eau de la nappe phréatique est salée. Et le médecin ne vient pas souvent : une fois par semaine, souvent une fois toutes les deux semaines. »

« Battu avec des tuyaux métalliques »
Non loin d’elle, Viviane, jeune fille élancée de 20 ans, Nigériane elle aussi, se plaint particulièrement de la nourriture, la fameuse assiette de macaronis de rigueur dans tous les centres de détention.

Viviane est arrivée en Libye en 2015. Elle a bien tenté d’embarquer à bord d’un Zodiac à partir de Sabratha, la fameuse plate-forme de départs à l’ouest de Sorman, mais une tempête a fait échouer l’opération. Les passagers ont été récupérés par les garde-côtes qui les ont répartis dans les différentes prisons de la Tripolitaine. « Je n’ai pas pu joindre ma famille au téléphone, dit Viviane dans un souffle. Elle me croit morte. »

Si la visite des centres de détention de Zaouïa ou de Sorman permet de prendre la mesure de l’extrême précarité des conditions de vie, admise sans fard par les officiels des établissements eux-mêmes, la question des violences dans ces lieux coupés du monde est plus délicate.

Les migrants sont embarrassés de l’évoquer en présence des gardes. Mais mises bout à bout, les confidences qu’ils consentent plus aisément sur leur expérience dans d’autres centres permettent de suggérer un contexte d’une grande brutalité. Celle-ci se déploie sans doute le plus sauvagement dans les prisons privées, officieuses, où le racket des migrants est systématique.

Et les centres officiellement rattachés à la DCMI n’en sont pas pour autant épargnés. Ainsi Al Hassan Dialo, un Guinéen rencontré à Zaouïa, raconte qu’il était « battu avec des tuyaux métalliques » dans le centre de Gharian, où il avait été précédemment détenu.

« Extorsion, travail forcé »
On touche là à l’ambiguïté foncière de ce système de détention, formellement rattaché à l’Etat mais de facto placé sous l’influence des milices contrôlant le terrain. Le fait que des réseaux de trafiquants, liés à ces milices, peuvent impunément enlever des détenus au cœur même des centres, comme ce fut le cas à Zaouïa, donne la mesure de leur capacité de nuisance.

« Le système est pourri de l’intérieur », se désole un humanitaire. « Des fonctionnaires de l’Etat et des officiels locaux participent au processus de contrebande et de trafic d’êtres humains », abonde un rapport de la Mission d’appui de l’ONU en Libye publié en décembre 2016.

Dans ces conditions, les migrants font l’objet « d’extorsion, de travail forcé, de mauvais traitements et de tortures », dénonce le rapport. Les femmes, elles, sont victimes de violences sexuelles à grande échelle. Le plus inquiétant est qu’avec l’argent européen promis les centres de détention sous tutelle de la DCMI tendent à se multiplier. Trois nouveaux établissements ont fait ainsi leur apparition ces derniers mois dans le Grand Tripoli.

La duplicité de l’appareil d’Etat, ou de ce qui en tient lieu, est aussi illustrée par l’attitude des gardes-côtes, autres récipiendaires des financements européens et même de stages de formation. Officiellement, ils affirment lutter contre les réseaux de passeurs au maximum de leurs capacités tout en déplorant l’insuffisance de leurs moyens.

« Nous ne sommes pas équipés pour faire face aux trafiquants », regrette à Tripoli Ayoub Kassim, le porte-parole de la marine libyenne. Au détour d’un plaidoyer pro domo, le hiérarque militaire glisse que le problème de la gestion des flux migratoires se pose moins sur le littoral qu’au niveau de la frontière méridionale de la Libye. « La seule solution, c’est de maîtriser les migrations au sud, explique-t-il. Malheureusement, les migrants arrivent par le Niger sous les yeux de l’armée française » basée à Madama…

Opérations de patrouille musclées
Les vieilles habitudes perdurent. Avant 2011, sous Kadhafi, ces flux migratoires – verrouillés ou tolérés selon l’intérêt diplomatique du moment – étaient instrumentalisés pour exercer une pression sur les Européens.

Une telle politique semble moins systématique, fragmentation de l’Etat oblige, mais elle continue d’inspirer le comportement de bien des acteurs libyens usant habilement de la carte migratoire pour réclamer des soutiens financiers.

La déficience des équipements des gardes-côtes ne fait guère de doute. Avec son patrouilleur de 14 mètres de Zaouïa et ses quatre autres bâtiments de 26,4 mètres de Tripoli – souffrant de défaillances techniques bien qu’ayant été réparés en Italie –, l’arsenal en Tripolitaine est de fait limité. Par ailleurs, l’embargo sur les ventes d’armes vers la Libye, toujours en vigueur, en bride le potentiel militaire.

Pourtant, la hiérarchie des gardes-côtes serait plus convaincante si elle était en mesure d’exercer un contrôle effectif sur ses branches locales. Or, à l’évidence, une sérieuse difficulté se pose à Zaouïa. Le chef local de gardes-côtes, Abdelrahman Milad, plus connu sous le pseudonyme d’Al-Bija, joue un jeu trouble. Selon le rapport du panel des experts sur la Libye de l’ONU, publié en juin, Al-Bija doit son poste à Mohamed Koshlaf, le chef de la principale milice de Zaouïa, qui trempe dans le trafic de migrants.

Le patrouilleur d’Al-Bija est connu pour ses opérations musclées. Le 21 octobre 2016, il s’est opposé en mer à un sauvetage conduit par l’ONG Sea Watch, provoquant la noyade de vingt-cinq migrants. Le 23 mai 2017, le même patrouilleur intervient dans la zone dite « contiguë » – où la Libye est juridiquement en droit d’agir – pour perturber un autre sauvetage mené par le navire Aquarius, affrété conjointement par Médecins sans frontières et SOS Méditerranée, et le Juvena, affrété par l’ONG allemande Jugend Rettet.

Duplicité des acteurs libyens
Les gardes-côtes sont montés à bord d’un Zodiac de migrants, subtilisant téléphones portables et argent des occupants. Ils ont également tiré des coups de feu en l’air, et même dans l’eau où avaient sauté des migrants, ne blessant heureusement personne.

« Il est difficile de comprendre la logique de ce type de comportement, commente un humanitaire. Peut-être le message envoyé aux migrants est-il : “La prochaine fois, passez par nous.” » Ce « passez par nous » peut signifier, selon de bons observateurs de la scène libyenne, « passez par le réseau de Mohamed Koshlaf », le milicien que l’ONU met en cause dans le trafic de migrants.

Al-Bija pratiquerait ainsi le deux poids-deux mesures, intraitable ou compréhensif selon que les migrants relèvent de réseaux rivaux ou amis, illustration typique de la duplicité des acteurs libyens. « Al-Bija sait qu’il a commis des erreurs, il cherche maintenant à restaurer son image », dit un résident de Zaouïa. Seule l’expérience le prouvera. En attendant, les Européens doivent coopérer avec lui pour fermer la route de la Méditerranée.

Par Frédéric Bobin (Zaouïa, Libye, envoyé spécial)
LE MONDE 

 
Top