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Pendant plus d'un demi-siècle, le romancier espagnol Juan Goytisolo a fait de Tanger, au Maroc, son pays d'adoption. Tout comme Tanger exerça une influence profonde sur l'auteur et son écriture, Goytisolo lui-même eut un effet sur les Marocains et leur compréhension de l'Espagne et de leur propre histoire.

Au cours des 25 dernières années, tous les soirs au soleil couchant, on pouvait apercevoir un homme âgé traverser le boulevard Pasteur, l'artère principale très fréquentée de Tanger. Traînant le pas vers la Grande Poste, il descendait lentement le trottoir jusqu'au Café Maravillosa. Les habitués se levaient pour lui serrer la main. "Marhba, Si Juan." Les serveurs l'accueillaient, "Ja'izat Nobel dyalna, notre propre lauréat du prix Nobel" - et l'installaient autour d'une table avec une théière de thé vert. Et pendant les deux heures qui allaient suivre, une rotation régulière de vieilles connaissances, d'étudiants et de touristes s'arrêterait pour discuter ou prendre une photo. 

Avant sa mort le 4 juin 2017, Juan Goytisolo, le romancier espagnol acclamé, était le dernier de son genre, le seul survivant des écrivains américains et européens qui s’étaient installés à Tanger dans les années d'après-guerre, consolidant le mythe de la ville portuaire du nord du Maroc en tant que capitale littéraire et épicurienne. (Le poète Ira Cohen du Lower East Side de New York est décédé en 2014, et Larbi Yacoubi, l'acteur de théâtre né à Tanger qui a travaillé avec plusieurs de ces personnages, est décédé en avril 2016.)

Goytisolo a été une figure incontournable des cafés de Tanger pendant plus d'un demi-siècle, une partie de ses plus grands textes ayant été inspiré par les cafés de la ville. C'est en effet au café Hafa, sur les falaises surplombant le détroit de Gibraltar, où, en 1965, il imagina une (re) conquête maure de l'Espagne franquiste, laquelle se concrétisera éventuellement dans son roman classique Don Julian (1971). 

C'est encore dans le café aux grandes baies vitrées de Sidi Hosni, au sein de la casbah, qu'il dessina à la main ses cartes élaborées de la médina et mit par écrit ses observations sur les hippies américains assis sur des nattes de paille. C'est aussi plus largement dans les cafetinés de la médina qu’il s'imprégnait de la musique nord-africaine, buvait du thé à la menthe et au hachich émietté et essayait de "se débarrasser de sa peau espagnole". 

Goytisolo évitait rigoureusement les cafés fréquentés par ses compatriotes espagnols et rétorquait que c’était justement cette présence européenne qui l’amena finalement à migrer au sud à Marrakech en 1997. Mais il continuait toutefois à passer tous ses étés à Tanger; ainsi qu’il l’écrivait dans ses mémoires, la ville côtière était le coin où il venait trouver refuge lorsqu'il se sentait mélancolique. De la myriade d'écrivains et d'artistes qui se sont installés au Maroc au cours du siècle dernier, Goytisolo était clairement le plus apprécié des Marocains. En 2003, il a été intronisé à l'Union des Écrivains Marocains, le seul étranger à obtenir ce statut. Aucun écrivain expatrié n'aura essayé avec tant d’assiduité de s'intégrer dans la société marocaine, d'apprendre le langage vernaculaire local, de mener des efforts de conservation, voire d'adopter des enfants marocains. Pourtant, depuis sa mort, la presse marocaine et les médias sociaux sont en pleine ébullition, débattant âprement sur la relation qu’il entretenait avec sa patrie d'adoption.

Les grandes lignes de la vie de Goytisolo sont bien connues. Il est né à Barcelone en 1931 d'une famille catholique aisée - son arrière-grand-père avait fait fortune dans les plantations de canne à sucre à Cuba. Sa vie de famille a néanmoins été bouleversée par la guerre civile espagnole. La mère de Juan a été tuée dans un raid de bombardement envoyé par l'allié de Franco, Mussolini, en 1938 (bien que Goytisolo père ait dit aux enfants que les combattants républicains étaient en fait les coupables). Cela s'est avéré être une expérience marquante de sa vie. « Je ne suis pas le fils de ma mère", dira Goytisolo, "mais de la guerre civile, de son messianisme, de sa haine ». 

Après l'université, Goytisolo s’en va pour la France et passe le reste de sa vie à foudroyer le régime espagnol, l’idéologie, mais aussi le nationalisme, l'historiographie et les mœurs sexuelles de l'Espagne démocratique (post-1975). Arrivé à Paris en 1957, il rencontre sa future épouse Monique Langue. Rédactrice influente chez Gallimard, elle le présente à Jean Genet, devenu son mentor. Le service militaire obligatoire ramène cependant Goytisolo en Espagne et l'emmène en Andalousie. Il y publie deux récits de voyage politiques sur la pauvreté et l'isolement du sud de l'Espagne, Campos de Níjar (1960) et La Chanca (1962). Amoureux du paysage andalou, mais peu enclin à vivre sous le régime de Franco, il se rend alors en Algérie, considérant l'Afrique du Nord comme une extension culturelle et topographique du sud de l'Espagne. À Paris, il avait découvert la musique arabe dans les cafés algériens de la ville, et avait également rejoint les rangs du Parti communiste français ainsi que les membres du Front de Libération Nationale algérien (FLN) coordonnant la guerre contre le colonialisme français. Lui et Monique gardaient une valise d'argent dans leur appartement, d'où ils distribuaient des fonds à des agents secrets. Après l'indépendance de l'Algérie en 1962, Goytisolo s'installe à Alger sur invitation du gouvernement du FLN - et de là il se rend à Tanger.


Goytisolo est décédé à Marrakech le 3 juin / 1931 - 2017

À Tanger, Goytisolo écrit sa fameuse trilogie Pièces d'identité (1966), Don Julian (1970) et Juan Sans Terre (1975) - trois romans autobiographiques qui fustigent «l'Espagne officielle». D'autres romans suivront, ainsi que des essais littéraires, des mémoires et un volume de dépêches des guerres de Tchétchénie, d’Algérie et de Sarajevo, intitulé Paysages de guerre sur fond de Tchétchénie (1997). Au milieu des années 1980, une décennie après la transition démocratique de l'Espagne, il devînt l'écrivain contemporain le plus célèbre et acclamé du pays. Contrairement aux coutumes de Tanger, Goytisolo ne remporta toutefois jamais le prix Nobel, mais en 2015, l'Espagne décerna à son enfant terrible le prestigieux prix littéraire Miguel de Cervantes.


Par Hisham AIDI 










 
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