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Cette année marque le cent dixième anniversaire de la naissance de la philosophe Simone Weil. Rendre hommage à cette intelligence anticolonialiste semble d’autant plus utile et salutaire, dans ce monde à la dérive, que sa pensée est plus anticipatrice et pertinente que jamais. 

À l’instar des idées de Hannah Arendt, incomprises de son vivant, qui éclairent, d’une manière exceptionnelle, les problématiques actuelles sur les mutations européennes, les crises des démocraties représentatives, les fragilisations des vieux paradigmes étatiques, les proscriptions et les déplacements de populations, les aberrations des frontières, ouvertes économiquement, verrouillées humainement. 

Simone Weil découvre à 20 ans les atrocités coloniales, à travers les textes d’Albert Londres, qui décrivait en 1929 dans Terre d’ébène les travaux mortels imposés aux Africains dans les exploitations forestières du Sénégal et du Congo : « Epuisés […], blessés, amaigris, désolés, les nègres mouraient en masse ». 

Simone Weil est particulièrement marquée par un reportage de Louis Roubaud sur les maltraitances et les exécutions sommaires infligés aux Vietnamiens, paru dans le Petit Parisien en 1930. Quelques années plus tard, elle évoque, dans un projet d’article intitulé Lettre aux Indochinois, la douleur de la rage qu’elle éprouve devant les répressions sanglantes. En 1937, dans le Maroc ou de la prescription en matière de vol, un texte d’une décapante truculence, la philosophe s’exaspère sans perdre son sens de l’humour, épingle l’occupation coloniale du territoire marocain, transformé en propriété privée et en province française. « Le Maroc a toujours fait partie de la France, ou Sinon, toujours, du moins depuis un temps presque immémorial. Oui, exactement depuis décembre 1911. Pour tout esprit impérial, il est évident qu’un territoire qui est à la France depuis 1911 est français de droit pour l’éternité », persiste-t-elle. Elle dénonce, avec une sainte virulence et une étonnante prescience, cette configuration géographique extensive dans laquelle la population autochtone n’est qu’une faune locale, biotopique, au même titre que la flore et la fonge. 

Schizophrénie 
Quand l’entente coloniale de 1904 règle les contentieux entre français et Britanniques, et consacre l’échange de l’Egypte contre le Maroc, la France déclare hypocritement qu’elle n’exercera qu’un simple droit de police. Simone Weil démonte la schizophrénie française, l’intolérable contradiction entre principes républicains de liberté, d’égalité, de fraternité, et les massacres dans les colonies. Le fait colonial figure le mal absolu, générateur des pires brutalités physiques et monstruosités morales. Quand elle est chargée, au sein des Forces françaises libres à Londres, d’élaborer des propositions pour reconstruire la France ravagée par la guerre sur de nouvelles bases institutionnelles et constitutionnelles, la philosophe réclame, en premier lieu, que la puissance impériale se déleste de son fardeau colonial. 

Mais rien de surprenant à cela. En 1938, devant le péril hitlérien, les journaux les qualifiants de « membres palpitants de la partie ». Simone Weil fulmine : « Palpitants, oui, sous la faim, les coups, les menaces, les peines d’emprisonnement et de déportation, devant les redoutables mitrailleuses et les avions bombardiers, une population domptée, désarmée, serait palpitantes à moins ». 

Son intelligence anticolonialiste est plus pertinente que jamais dans ce monde à la dérive 
Elle relève l’analogie des méthodes coloniales et des méthodes hitlériennes. « L’hitlérisme applique aux pays européens les méthodes de la conquête et de la domination coloniale […] Le mal que fait la colonisation, c’est le déracinement. Les pays conquis sont privés de leur passé. La perte du passé, c’est la chute dans la servitude coloniale… » En privant les peuples de leur culture ancestrale, la colonisation les dépouille de leur âme et « les réduit à l’état de matière humaine » condamnée au travail forcé. Aimé Césaire valide cette thèse dans son Discours sur le colonialisme : « Il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très bourgeois chrétien du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est d’avoir appliqué à l’Européen des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afriques. » 

Lucidité prospective 
La pratique intellective de Simone Weil explore l’ancienne sagesse indienne et s’accorde avec l’âme et la culture africaines, où le corps et l’esprit agissent de concert. Le sentiment de révolte et la révolte de pensée s’interactivent dans la lucidité prospective. Cette altérité s’inscrit dans l’échange égalitaire à toutes les échelles, locales et planétaires. La philosophe, en état chronique d’empathie, a une telle capacité de se vider d’elle-même pour se couler dans la peau de l’autre, qu’elle finit par penser en Africaine quand elle pense aux Africains. 

L’indépendance acquise, la subordination se prolonge avec le néocolonialisme, l’implantation militaire française dans les points névralgiques du continent africain, les ruineux remboursements de dettes coloniales, les confiscations dévastatrices des ressources naturelles et les émigrations massives vers la métropole. Les descendants actuels des immigrés sont ainsi doublement déracinés, de leur terre d’origine, qui les traite comme des étrangers, et de leur pays d’accueil, qui leur dénie la pleine appartenance à la culture française, les bannit dans les cités d’exclusion et les transmute en boucs émissaires de ses crise sociales. 

Mustapha Saha
Sociologue, artiste peintre




 
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