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Depuis une vingtaine d’années, la (secte) Franc-maçonnerie abandonne sa coutumière position de repli et son mutisme vis-à-vis du monde profane, passant ainsi progressivement d’une culture du secret à une culture de la communication, via les mass media notamment (Bryon-Portet, 2010) [1]

Un autre phénomène, plus récent, vient également bouleverser ses habitus tricentenaires. Gagnée par la numérisation croissante de la société, la franc-maçonnerie tente en effet de s’adapter à l’outil informatique, et notamment aux possibilités offertes par le Web 2.0 en termes d’interactivité, de partage d’informations et de participation collective.

Cette entreprise d’adaptation pourrait paraître naturelle pour une institution philosophique et philanthropique fondée sur la sociabilité, ayant toujours favorisé les relations interpersonnelles et les débats d’idées en tous genres. Le réseau informatique, dans une telle perspective serait donc, pour certains francs-maçons, la continuité évidente du réseau humain et institutionnel que constitue la franc-maçonnerie. Inversant cette problématique, un auteur comme Nicolas Bonnal (2000) a vu dans le pouvoir démiurgique du réseau informatique créateur de mondes virtuels – qu’il compare à celui du Grand Architecte de l’Univers –, une « technognose » ouvrant sur une nouvelle voie initiatique. Quant à Jiri Pragman, animateur d’un blog maçonnique installé en Belgique (2005), il est allé jusqu’à se demander dans un récent ouvrage si l’Internet lui-même n’était pas maçonnique, dans son esprit, comme dans son mode de fonctionnement. Nous verrons pourtant que cette façon de concevoir les choses mérite d’être nuancée, voire corrigée, à la lumière des enquêtes que nous avons menées dans le cadre de cette étude. Celles-ci, en effet, nous ont amenée à souligner des points de convergence, mais aussi des éléments de divergence notables entre l’espace public traditionnel de la franc-maçonnerie, et le nouvel espace numérique dédié à la discussion et à la sociabilité qui se met progressivement en place, parallèlement aux travaux des loges.

De la même manière, les enjeux de visibilité – synonymes de transparence et exprimant une quête de légitimité auprès du public –, auxquels la franc-maçonnerie tente de répondre via les mass media, ainsi qu’à travers des actions de communication événementielle (Bryon-Portet, 2010), et qui semblent à première vue se poursuivre sur la Toile, doivent, selon nous, amener à des conclusions différentes. En effet, si le développement d’une politique de communication institutionnelle à l’initiative des figures représentatives de la franc-maçonnerie (Grands Maîtres participant à des interviews ou à des émissions télévisées, organisation d’expositions temporaires, de salons et de conférences, création de sites internet pour les principales obédiences, ou édition de revues comme Franc-maçonnerie magazine, etc.) est relativement dénué de risques, dans la mesure où il diminue l’opacité d’une société ultra-discrète, tout en étant fortement maîtrisé, la prolifération récente de blogs maçonniques extra-obédientiels et ouverts aux profanes sur lesquels se tiennent des propos parfois calomnieux, entraîne aujourd’hui une potentielle désacralisation de l’image institutionnelle.

Au-delà de cette problématique institutionnelle, nous avons également voulu savoir si, à l’heure où la société moderne occidentale voit sa sociabilité subir d’importantes mutations, une institution traditionnelle comme la franc-maçonnerie connaît également une transformation notable de la nature de son lien social et de ses modes d’expression. Au cours de nos recherches, nous nous sommes efforcée de dresser une typologie des différents supports numériques les plus couramment utilisés aujourd’hui par les francs-maçons (listes de diffusion, forums, blogs et réseaux sociaux numériques), et de définir les objectifs multiples qu’ils poursuivent (objectifs informationnels, communicationnels, relationnels et heuristiques). Ce faisant, nous avons cru bon de distinguer les réseautages qui utilisent l’Internet mais demeurent – comme une sorte d’intranet ou d’extranet –, réservés aux seuls initiés, de ceux qui sont accessibles aux profanes.

L’espace maçonnique et le cyberespace
La loge maçonnique, lieu de sociabilité, de réflexion et d’épanouissement spirituel

Si l’on veut s’efforcer de comprendre les enjeux maçonniques qui se jouent actuellement autour du développement interne de dispositifs numériques socio-informationnels, il convient préalablement d’appréhender la nature spécifique de l’espace d’échanges qui se déploie au sein de l’institution. Tout d’abord, il est nécessaire de rappeler l’importance de la communication interpersonnelle, et plus largement de la problématique relationnelle, dans la démarche maçonnique. Comme l’a fort justement souligné Maurice Agulhon dans son ouvrage consacré aux confréries associationnistes méridionales du XVIIIe siècle (1968), la notion de sociabilité se trouve au cœur même de la franc-maçonnerie, qui fait du partage et de l’entraide la clé de voûte de ce que l’on peut considérer comme un véritable réseau humain. Dès sa création, en effet, « la loge maçonnique s’affirme comme une micro-société où l’on peut expérimenter de nouveaux rapports sociaux », ainsi que l’a montré l’historien Pierre-Yves Beaurepaire (2004). Cet enjeu de sociabilité a d’ailleurs été mis en exergue dans les Constitutions d’Anderson, cette charte fondatrice parue en 1723, fixant l’histoire officielle, les principes et modes de fonctionnement de l’institution. Le texte de ce pasteur presbytérien écrit avec Jean Théophile Désaguliers, déclare en effet que la franc-maçonnerie est le « centre de l’Union », puisqu’elle permet de réunir par une « véritable amitié, des personnes qui eussent dû rester perpétuellement séparées »… Presque trois siècles plus tard, le sociologue et franc-maçon belge Marcel Bolle de Bal continue de voir dans la franc-maçonnerie un « laboratoire de reliances » (1998).

Cette reliance, qui s’exprime d’ailleurs dans la devise « réunir ce qui est épars » et par la pratique de la « chaîne d’union », est favorisée par le vécu du rite durant les tenues maçonniques, lequel réunit les adeptes dans une expérience commune et s’exprime parfois par ce que certains appellent l’égrégore, ce « sentiment d’union, de communion ressenti à certains moments », cette « mise au diapason des vibrations individuelles en une harmonie collective englobante » (Lardellier, 2003, p. 121). Elle est aussi entretenue par les Agapes, rite de commensalité [2] qui rassemble souvent les membres d’une loge à l’issue des travaux dans un esprit de franche camaraderie et de convivialité. Enfin, elle est également alimentée par l’adhésion de l’ensemble des membres à un certain nombre de principes et de projets communs, ainsi que par la connaissance d’un système symbolique opaque et d’un code langagier crypté, formé de « mots, signes et attouchements », généralement inconnus des profanes. Ces secrets, auxquels s’ajoutent ceux relatifs à l’identité des membres de l’atelier et au contenu du rituel, renforcent les liens des individus qui les détiennent, comme Georg Simmel l’a relevé dans le cadre de son étude sur les sociétés secrètes (1998). Tout cela contribue à forger un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs. De cette reliance résulte la fameuse « fraternité » maçonnique et les rapports de solidarité qui l’accompagnent.

Mais la loge maçonnique constitue aussi un espace public où l’on débat de questions diverses, ainsi que l’a remarqué Jürgen Habermas, qui y voit le creuset d’un modèle bourgeois de discussion raisonnée, émancipé des modes de régulation inhérents à la société de cour et de la tutelle de l’État absolutiste qui prévalent encore au XVIIIe siècle. Dans la lignée des recherches pionnières du philosophe allemand, certains chercheurs ont essayé de préciser la nature de cet espace public. Ran Halévi a ainsi considéré que les ateliers (autre nom pour désigner la loge) constituaient déjà, sous l’Ancien Régime, des laboratoires de la « sociabilité démocratique » (1984). Quant à Joshua Adel, toujours dans la veine habermassienne, il a récemment prouvé qu’« à la fin du XIXe siècle, en Provence et à Marseille, les loges maçonniques sont des lieux de sociabilité et d’expression de la démocratie politique et des idées républicaines », des cercles où se jouent « l’ensemble des processus d’apprentissage de la participation politique et la production de discours politique par les acteurs sociaux dans des espaces de sociabilité politique » (Adel, 2006), et cela même si l’on est loin de la ferveur révolutionnaire et du mythe du Midi rouge que l’imaginaire collectif et l’historiographie se plaisent à véhiculer à leur sujet. Cependant, si l’on prend en compte le fait que l’expression d’une réflexion critique et d’une pensée qui se veut universaliste a longtemps été confinée dans le domaine privé des châteaux aristocratiques et des demeures des gentilshommes (Lemaire, 2003), est exercée par une minorité soigneusement sélectionnée selon des affinités électives et soumise au secret, et que, par ailleurs, des problématiques d’ordre extra-public trouvent également leur place entre les colonnes du temple (à commencer par des questions spirituelles et un ressenti personnel, intime, de chaque franc-maçon tout au long de son parcours maçonnique [3]), il serait probablement plus juste de voir dans la loge un espace hybride, intermédiaire entre l’espace public et l’espace privé (Bryon-Portet, 2011, p. 261), ou plutôt une « double appartenance » à ces deux espaces, ainsi que le suggère Jacques Charles Lemaire (2003, p. 63).

Ces quelques nuances et précisions étant apportées quant à la nature de l’espace constitutif de la loge, force est de reconnaître que l’engagement des francs-maçons au service des questions d’ordre public est bien réel, notamment lorsque ceux-ci appartiennent à des obédiences dites « irrégulières » [4], dont beaucoup relèvent de la branche qui se proclame « libérale », largement préoccupée par des considérations inhérentes au pouvoir temporel. Certains rites comme le Rite Écossais Anciens et Accepté et le Rite Français dit Groussier, par exemple, exhortent ainsi les francs-maçons à « poursuivre au-dehors l’œuvre commencée dans le Temple », ce que nombre d’entre eux ont d’ailleurs fait, en défendant les principes de la laïcité et en s’efforçant de faire évoluer les lois de la République, à l’instar de Lazare Carnot, Jules Ferry, Victor Schœlcher, Félix Faure, Camille Pelletan, Léon Gambetta, Alexandre Millerand, Guy Mollet, Gaston Doumergue, Paul Ramadier, Henri Caillavet, ou encore, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, Winston Churchill, George Washington, Franklin Roosevelt, Théodore Roosevelt et Harry Truman…

Une obédience telle que le Grand Orient de France fait évidemment figure de leader en matière d’engagement politique. Et à un niveau inter-obédientiel, le rôle de la très décriée Fraternelle parlementaire témoigne plus nettement encore de cet engagement politique des francs-maçons. Cependant le terme « politique » est ici à entendre au sens large, non pas seulement comme art de gouverner mais comme ce qui relève de la « polis », selon l’étymologie grecque, c’est-à-dire ce qui concerne les affaires de la cité et la vie en société en général. Même lorsqu’est rappelée, dans certains ateliers, l’« obligation de retenue idéologique » durant les travaux maçonniques, destinée à préserver la concorde et à opérer une rupture avec le monde profane, il n’en reste pas moins que s’effectuent au sein de la loge des délibérations collectives (concernant l’élection des officiers ou encore l’admission des profanes, par exemple), et émergent des questionnements relatifs aux évolutions de la société [5], soutenus par un usage de cette raison critique que Jürgen Habermas met au centre de l’espace public. Aujourd’hui, la question des OGM, de l’euthanasie et du don d’organes, par exemple, sont des sujets de préoccupation majeurs pour bon nombre d’obédiences.

Enfin, la loge maçonnique relève d’un espace heuristique, d’un lieu de méditation et de développement personnel : tel est le sens profond de l’initiation, qui vise une « métanoïa », c’est-à-dire une conversion radicale de l’être (Étienne, 2005), tout du moins lorsqu’elle s’inscrit dans une conception écossaise. Les planches symboliques que le franc-maçon se doit de produire en moyenne une fois par an s’inscrivent dans ce cheminement intellectuel, spirituel et comportemental, tout comme la progression scalaire que l’adepte suit dans les grades maçonniques. Chaque grade, en effet, correspond à un degré de compréhension du rituel. Dans les loges bleues, par exemple, les grades d’Apprenti, de Compagnon et de Maître correspondent respectivement aux 1er, 2e et 3e degrés. Ces degrés sont évolutifs, puisqu’à chaque étape franchie sont révélés un certain nombre de mots, de signes, de symboles et d’outils, qui représentent autant de clés herméneutiques permettant de pénétrer les arcanes de la voie initiatique.

Franc-maçonnerie et Internet : de troublantes convergences idéologiques…

Ainsi donc, la loge maçonnique se définit comme un triple espace superposé : un espace social, fait de rencontres et de convivialité, d’échanges verbaux et d’entraide ; un espace public, où l’on réfléchit et débat de questions sociopolitiques ; un espace de méditation et d’évolution spirituelle, enfin. Or le réseau informatique, dispositif technique qui révèle également une dimension technologique [6], en ce qu’il est investi d’un discours et d’un imaginaire sur la technique, d’un ensemble de représentations symboliques voire d’une idéologie (Breton, 2000), paraît propre à satisfaire les objectifs poursuivis par ces trois types d’espaces que nous avons déterminés. À propos de l’espace de sociabilité, il nous suffira de rappeler que la pensée conceptuelle que Claude Henri de Saint-Simon a développée autour de la notion de réseau est étroitement associée à un projet d’utopie sociale (Musso, 2003), comme cela est le cas chez les francs-maçons, et que cet aspect a perduré chez les apologues d’Internet. On la retrouve notamment dans les écrits de Manuel Castells sur la « société en réseaux » (1998), laquelle inverserait l’essor individualiste et le mouvement de délitement social caractéristique de notre époque pour engendrer de la cohésion. Quant au célèbre « village planétaire » annoncé par Marshall McLuhan au regard des effets cumulés de la mondialisation, de l’essor des médias et de l’expansion des technologies de l’information et de la communication, il ressemble à bien des égards à la « République universelle » (Beaurepaire, 1999) des adeptes, lesquels se disent « citoyens du monde ». En outre, la logique réticulaire d’Internet, louée par les technophiles parce qu’elle traduirait une distribution horizontale, décentralisée et déhiérarchisée (Rebillard, 2007, pp. 20-21), n’est pas sans évoquer le principe égalitaire de la franc-maçonnerie, qui place tous ses membres sous le « niveau ». Cela est encore plus vrai en ce qui concerne le Web 2.0, plus interactif et participatif que le Web 1.0. Ainsi un chroniqueur comme David Abiker va-t-il jusqu’à se demander, sur son blog [7], si Facebook ne réaliserait pas plus vite, moins cher et en plus grand nombre l’idéal maçonnique…

L’espace public, lui aussi, semble profiter avantageusement de ce que d’aucuns n’hésitent pas à nommer la « révolution Internet ». L’on peut illustrer cet apport à travers l’exemple du scrutin référendaire de 2005 sur la constitution européenne, qui fut « interprété comme une faillite du système de représentation par le biais des partis politique » et à l’inverse « comme une reprise du pouvoir démocratique par les citoyens, grâce notamment à leurs discussions sur l’internet » (Rebillard, 2007, p. 20), et plus spécifiquement par la large circulation de la critique du texte constitutionnel écrite par Étienne Chouart. Dans son ouvrage intitulé La Démocratie Internet : promesses et limites (2010), Dominique Cardon soutient une thèse assez proche, montrant comment l’esprit d’ouverture et de décloisonnement d’Internet élargit l’espace public et renouvelle l’expérience démocratique, inaugurant des formes inédites de débats, de participation, de délibération et d’auto-organisation citoyennes. Il n’est pas jusqu’au troisième espace cher aux francs-maçons, l’espace heuristique, dédié notamment à l’acquisition de la connaissance, qui ne semble bénéficier d’un apport privilégié lorsqu’il est en ligne. Selon Milton N. Campos (2007), Internet facilite l’émergence des communautés d’intérêt, d’apprentissage et de pratique, et même celle de véritables communautés épistémiques, qui dépassent le simple partage du savoir, l’intercompréhension, voire l’assimilation par accommodation de concepts, pour atteindre un état de construction de connaissances authentique. Un mythe est même né, qui considère l’immatérialité apparente du réseau informatique comme une sorte de « pouvoir spirituel de la société technicienne et industrielle » (Musso, 2009). Et nombreux sont les internautes qui, s’adonnant à ce pouvoir, se laissent aller à songer qu’ils deviennent de purs esprits, débarrassés d’un corps encombrant, englué dans une matérialité pesante [8]. Ceux qui conçurent les ordinateurs, tels Alan Turing et John von Neumann, ou encore le cybernéticien Norbert Wiener, ne rêvaient-ils d’ailleurs pas de fabriquer un artefact fonctionnant à la façon du cerveau humain et produisant de l’intelligence artificielle (Breton, 1990) ?

Il semblait donc assez naturel qu’une partie de la franc-maçonnerie s’appropriât cet outil propre à fonder des « communautés virtuelles », si l’on en croit Howard Rheingold (1996), Jean-François Marcotte (2001) ou encore Serge Proulx (2007), mais aussi à diffuser les idées, à susciter des discussions et à spiritualiser les corps grâce à cette « intelligence collective » que Pierre Lévy (1994) appelle de ses vœux et qui serait capable de connecter toutes les consciences individuelles dans le cyberespace. Notre enquête, qui avait pour finalité d’évaluer la réalité de cette proximité apparente de vues et de constater si une institution traditionnelle telle que la franc-maçonnerie connaît une transformation de la nature de son lien social et de ses modes d’expression similaire à celle que la société moderne occidentale subit dans son ensemble, a d’abord révélé une tentative d’adaptation aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, dont nous allons rendre compte.


 
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